Magazine Journal intime

Pour la grève

Publié le 07 février 2009 par Alainlecomte

Il y a belle lurette que je ne me suis pas mis en grève… Dans mon métier d’enseignant-chercheur, la grève a des chances d’apparaître comme inutile (de toutes façons, on travaille), et nuisible aux intérêts des étudiants. Une grève d’une journée, comme il y en eut beaucoup de proposées dans des mots d’ordre du passé, apparaît comme de peu d’intérêt : tout dépend des jours où l’on enseigne. Qui plus est, l’administration rectorale est souvent incapable de ou réticente à répertorier les grévistes (les pourcentages annoncés par le gouvernement sont alors totalement fantaisistes)…

Il est pourtant des cas où l’on ne peut faire autrement que se déclarer en grève, haut et fort. La réforme Pécresse est un de ces cas, aggravé par le scandale du discours du 22 janvier, prononcé par le Timonier national, portant démolition du CNRS et insultes à ses personnels.

Je vois bien sûr (malgré la distance) la manière dont la question est traitée par beaucoup de médias (télévisions ou journaux) : les enseignants-chercheurs seraient mécontents de « l’accroissement des charges d’enseignement qu’ils subiront ». Vue de cette façon, la question se ramène à une vulgaire mobilisation corporatiste, et on entend déjà les réactions « dans l’opinion » (« ils ne veulent rien faire »). Or, la question est beaucoup plus fondamentale.

Quelques universitaires (dont le sociologue Stéphane Beaud) ont déjà tiré le signal d’alarme dans une tribune du « Monde » il y a quelques semaines. La réforme proposée ne fait rien moins que supprimer le statut d’indépendance de l’universitaire, qui lui est acquis depuis des siècles (depuis le Moyen-Âge ?), et au terme duquel, il est libre de développer son enseignement et sa recherche comme bon lui semble. On ne dira jamais assez combien cette indépendance est la garantie de la qualité de l’enseignement et de la recherche. Cette indépendance provenait du fait que l’universitaire n’avait jamais été jusqu’ici sous la coupe d’une autorité locale ou privée commandant sa carrière, son service ou ses rémunérations. Or, voici que cela nous arrive : les enseignants-chercheurs seront désormais sous la coupe directe de leur Président d’Université, sorte de nouveau hiérarque doté de pouvoirs exorbitants par la nouvelle loi. On nous dit qu’ils seront toujours évalués par le CNU (ce qui était déjà le cas, pour toute promotion éventuelle, contrairement aux insinuations fielleuses du Renard de l’Elysée), mais les recommandations de celui-ci n’auront hélas aucune autorité sur ledit Président. On nous dit aussi que celui-ci « sera raisonnable » (qu’après tout, il est « élu » par la communauté universitaire etc.). Or je connais, moi qui ai officié dans certaine université de province, des présidents qui n’ont strictement rien à faire des impératifs de la recherche, par exemple, et qui se passeraient volontiers d’enseignants « bons chercheurs » pour les échanger contre des employés à leur botte, prêts à négocier des contrats juteux (dans les sciences économiques), à consacrer tout leur temps à des actions non moins juteuses de formation permanente (auprès des entreprises) ou à passer tout leur temps dans des salons de recrutement. Bref, le président de l’université dira qui, selon lui, mérite de faire moins d’heures ou bien celui qui devra en faire plus, en fonction d’une évaluation toute personnelle, souvent basée sur des intérêts économiques et financiers.

La situation est d’autant plus brutale qu’elle s’accompagne d’une suppression massive de postes (900), dont, selon le ministère, les effets devraient être contrebalancés par la fameuse modulation des services. C’est évidemment dire que, contrairement aux déclarations de la ministre, cette modulation ne servira jamais à améliorer les conditions de travail des enseignants-chercheurs les plus brillants, mais s’exercera au contraire presque toujours dans le même sens, c’est-à-dire celui d’un accroissement du nombre d’heures d’enseignement (qui au mieux, restera stable pour certains jeunes chercheurs reconnus comme talentueux).

Albert Fert (Prix Nobel de physique 2007, autrement appelé « l’arbre qui cache la forêt ») vient de signer une nouvelle tribune, conjointement avec un mathématicien, un juriste et un chimiste, pour dénoncer ces mesures. Ils commencent leur texte par ces mots :

Depuis des mois, le gouvernement proclame sa volonté de réformer le système de l’enseignement supérieur et de la recherche pour le hisser au meilleur niveau mondial.
De nombreux représentants de la communauté scientifique, parmi lesquels des signataires de ce texte, ont manifesté un grand intérêt pour ce projet et ont proposé de nombreuses pistes de réflexion. Le ministère les a pieusement écoutés pour ensuite ne tenir aucun compte de leurs suggestions et remarques. Et les orientations finalement retenues, souvent en contradiction avec le but affiché, sont extrêmement préoccupantes.

Fait révélateur, et qui doit nous éclairer sur ce qui attend les enseignants-chercheurs autant que d’autres catégories de fonctionnaires dans les prochaines années (si Badinguet n’est pas descendu de son piédestal avant) : les présidents des vingt universités qui ont accepté d’entrer à fond dans la nouvelle loi (celles « bénéficiant des responsabilités et compétences élargies ») viennent de recevoir une circulaire du ministère qui leur dit :

En application de la loi n°2007-1199 du 10 aôut 2007, relative aux libertés et responsabilités des universités, votre établissement a été retenu pour faire partie des vingt universités qui accèderont, à compter du 1er janvier 2009, aux responsabilités et compétences élargies notamment en matière de gestion financière et de ressources humaines. Il résulte de ce changement que les personnels de votre établissement ne seront plus directement rémunérés sur le budget de l’Etat et ne pourront donc plus bénéficier des prestations d’action sociale interministérielles et ministérielles qui leur sont servies actuellement sur ce budget.

Jolie surprise, n’est-ce pas, pour les jeunes enseignants-chercheurs qui viennent d’être recrutés, à des salaires très bas, et qui ont charge de famille ?

Ainsi, alors que le slogan des étudiants en grève l’an dernier, dénonçant « la privatisation des Universités » a pu nous paraître exagéré (en tout cas pour certains dont j’avoue avoir fait partie), il ne l’était pas : c’est bien vers un démantèlement et une privatisation totale de la recherche et de l’enseignement supérieur que nous allons, au nom des principes d’une idéologie libérale… dont les fondements sont sans arrêt sapés par la crise actuelle !

Alors …………………. vive la grève !!!

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