L’homme ne lui plaisait pas particulièrement mais elle sentait chez lui un trou d’angoisse qui l’aspirait. La seule chose remarquable sur son visage, c’était ses yeux fiévreux, enfoncés dans les orbites. Arrivé depuis 6 mois au village, il avait repris l’ancienne boutique aux souvenirs dont il avait fait sa maison. Il vivait seul, ne parlait à personne et c’était ça qui l’intriguait. Elle aimait à penser qu’il était venu dans ce village perdu cacher quelque drame - peut-être était-ce un assassin ? - et sa chair frémissait. Sa vie était tellement vide depuis le départ de son dernier amant ! Elle était sûre que l’homme aux souvenirs – c’est ainsi qu’elle l’appelait - pensait à elle jour et nuit ; personne n’aurait pu la convaincre du contraire.
Pour elle, il y avait deux catégories d’hommes : les probables et les improbables ! Elle avait commencé très jeune à les collectionner, et bien qu’elle eût à peine 30 ans, son « carnet des hommes qui passent », comme elle l’avait intitulé quand elle l’avait acheté à l’âge de 17 ans, ne suffisait plus à tous les contenir. Depuis deux ans, elle avait même été obligée de rajouter des pages. A chaque prénom ou surnom, elle associait trois mini-rubriques qui se déclinaient ainsi :
1) portrait 2) sexe 3) rupture.
De sa petite écriture ronde, elle avait déjà noté sur l’une des pages « l’homme aux souvenirs », et à la rubrique portrait, elle avait indiqué : « solitaire, anxieux et exalté. Se cache pour m’observer et feint l’indifférence. Doit avoir quelque chose de grave à se reprocher. » Restaient à remplir les rubriques sexe et rupture.
Elle feuilletait souvent les pages de son « carnet des hommes qui passent », surtout dans ses accès de mélancolie. Pour elle, le moment le plus enivrant, c’était celui où elle couchait un nouveau nom sur une page blanche…
* photo prise par C. V., lors d'un voyage en Bourgogne à vélo.