Ton esprit

Publié le 08 février 2009 par Unepageparjour

Début de Kira B. Wassa

Wassa


Ton esprit ne comprend pas. Les paroles de M. Diop s’échappent dans l’air du soir, glacé et humide. Mais elles ne retombent pas. Les mots s’affichent, les uns derrière les autres, vides de sens, étrangers, aiguisés comme des pointes de couteaux.

Wassa, tu ne peux pas retourner là-haut, répète ton chef. C’est fini. Tu ne travailles plus ici. Ce sont les ordres.

Ton cœur bat tel un tambour de guerre. Ta respiration se durcit, pareille à la pierre des montagnes. M. Diop secoue la tête. Son corps épais et lourd bloque la porte du vestiaire. Tu ne peux pas passer, même pour prendre tes affaires, laissées la veille. Il se poste en travers de ton chemin. Tu ne peux pas le franchir. Dans l’ombre de la nuit, sa masse immobile capte la lumière de l’ampoule. Tout semble obscurité et terreur.

Tu restes devant la porte close. Le froid transperce jusqu’à tes pauvres os. Ta tête, vide, résonne des battements de ton sang, farouche et misérable.

Une pluie verglacée balaie ton visage, tes yeux, tes mains. Dans le vent, tu avances si peu. Où t’emmènes ton destin ? Tu ne comprends pas. Pourquoi ? La porte close s’éloigne derrière l’écho de tes pas. Tes blessures saignent. Celle de la veille, surtout. Quand l’homme t’a prise, par surprise, alors que tu lui tournais le dos, occupée à frotter la grande table de bois d’acajou. Tu gardes encore ce soir la brûlure de ses mains sur tes cuisses meurtries. Ton ventre pleure encore ce soir sous les coups de sa chair dure et implacable. Ton cœur saigne encore ce soir de cette intimité arrachée. Mais tu n’as rien dit. Tu as choisie de te taire. Même quand M. Diop est venue te voir. Recroquevillée comme un chaton mort, tes sanglots vides de larmes, tu n’as rien dit. Tu es partie, la tête haute, mais ton corps blessé.

Et aujourd’hui, tu n’oses pas comprendre. Pourquoi ? Tu connaissais cet homme, pourtant, croisé soir après soir dans ces bureaux déserts, au sommet de cette cathédrale de verre. Pourquoi ? Des regards échangés. Jamais de sourire. Parfois un bonsoir. Il paraissait toujours si occupé, les yeux rivés sur l’écran de son ordinateur. Pourquoi ? Et tu marches seule, dans Paris, étrangère, pauvre chose abandonnée, jetée, cassée, piétinée.