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Journal de deuil. Extraits II

Publié le 10 février 2009 par Bonamangangu
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31 octobre

Lundi 15 h - Rentré seul pour la première fois dans l'appartement. Comment est-ce que je vais pouvoir vivre là tout seul. Et simultanément évidence qu'il n'y a aucun lieu de rechange.

5 novembre

Après-midi triste. Brève course. Chez le pâtissier (futilité) j'achète un financier. Servant une cliente, la petite serveuse ditVoilà. C'était le mot que je disais en apportant quelque chose à maman quand je la soignais. Une fois, vers la fin, à demi inconsciente, elle répéta en échoVoilà (Je suis là,mot que nous nous sommes dit l'un à l'autre toute la vie). Ce mot de la serveuse me fait venir les larmes aux yeux. Je pleure longtemps (rentré dans l'appartement insonore).

Ainsi puis-je cerner mon deuil. Il n'est pas directement dans la solitude, l'empirique, etc.; j'ai là une sorte d'aise, de maîtrise qui doit faire croire aux gens que j'ai moins de peine qu'ils n'auraient pensé. Il est là où se redéchire la relation d'amour, le « nous nous aimions ». Point le plus brûlant au point le plus abstrait...

19 novembre

[Brouillage des statuts]. Pendant des mois, j'ai été sa mère. C'est comme si j'avais perdu ma fille (douleur plus grande que cela? Je n'y avais pas pensé).

30 novembre

Ne pas direDeuil. C'est trop psychanalytique. Je ne suis pasen deuil. J'ai du chagrin.

7 décembre

Maintenant, parfois monte en moi, inopinément, comme une bulle qui crève: la constatation:elle n'est plus, elle n'est plus, à jamais et totalement. C'est mat, sans adjectif - vertigineux parce qu'insignifiant (sans interprétation possible). Douleur nouvelle.

27 décembre

Urt

Crise violente de larmes (à propos d'une histoire de beurre et de beurrier avec Rachel et Michel). 1) Douleur de devoir vivre avec unautre«ménage». Tout ici à U. me renvoie à son ménage, àsamaison. 2) Tout couple (conjugal) forme bloc dont l'être seul est exclu.

12 février 1978

Neige, beaucoup de neige sur Paris; c'est étrange. Je me dis et j'en souffre: elle ne sera jamais plus là pour le voir, pour que je le lui raconte.

6 mars

Mon manteau est si triste que l'écharpe noire ou grise que je mettais toujours, il me semble que mam. ne l'aurait pas supportée et j'entends sa voix me disant de mettre un peu de couleur.

Pour la première fois, donc, je prends une écharpe de couleur (écossaise).

20 mars

On dit (me dit Mme Panzera ): le Temps apaise le deuil - Non, le Temps ne fait rien passer; il fait passer seulement l'émotivitédu deuil.

2 avril

Qu'ai-je à perdre maintenant que j'ai perdu la Raison de ma vie - la Raison d'avoir peur pour quelqu'un.

Deuil Casa 27 avril 1978 matin de mon retour à Paris

- Ici, pendant quinze jours, je n'ai cessé de penser à mam., et de souffrir de sa mort.

- Sans doute qu'à Paris il y a encorela maison, le système qui était le mien quand elle était là.

- Ici, loin, tout ce système s'écroule. Ce qui fait, paradoxalement, que je souffre beaucoup plus lorsque je suis « à l'extérieur », loin d'« elle », dans le plaisir (?), la «distraction». Là où le monde me dit: «Tu as tout ici pour oublier», d'autant moins j'oublie.

12 mai

J'oscille - dans l'obscurité - entre la constatation (mais précisément: juste?) que je ne suis malheureux que par moments, par à- coups, d'une façon sporadique, même si ces spasmes sont rapprochés - et la conviction qu'au fond, en fait, je suissans cesse, tout le temps, malheureux depuis la mort de mam.

Chaque sujet (c'est ce qui apparaît de plus en plus) agit (se démène) pour être«reconnu». Pour moi, à ce point de ma vie (où mam. est morte) j'étaisreconnu(par les livres). Mais chose étrange - peut-être fausse? -, j'ai le sentiment obscur qu'elle n'étant plus là, il me faut me faire reconnaître de nouveau. Ce ne peut être en faisant n'importe quel livre de plus: l'idée decontinuercomme par le passé à aller de livre en livre, de cours en cours m'a été tout de suite mortifère (je voyais celajusqu'à ma mort). (D'où mes efforts actuels de démission).

Avant de reprendre avecsagesse et stoïcisme, le cours (d'ailleurs non prévu) de l'œuvre, il m'est nécessaire (je le sens bien) de faire ce livre autour de mam. En un sens, aussi, c'est comme si il me fallaitfaire reconnaître mam. Ceci est le thème du «monument»; mais: pour moi, le Monument n'est pas ledurable,l'éternel(ma doctrine est trop profondément le Tout passe: les tombes meurent aussi), il est un acte,un actifquifaitreconnaître.

Roland Barthes. Journal de deuil. Seuil. Fiction et C&

Photo: Anouchka; Baie de Sept-îles. Québec . Déc. 08


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