C’était un monsieur délicieux, je l’aimais beaucoup. Je viens d’apprendre ce matin qu’il est décédé d’un cancer. Il avait, je crois, 83 ans. Je m’en veux énormément car depuis près d’un mois, j’essayais de le joindre à la rédaction de mon ancien journal, où il était toujours en poste, et on me répondait qu’il était malade… J’ai tenté d’appeler son domicile, en vain. Je n’ai pas eu le réflexe de téléphoner à mes anciennes consoeurs. Aujourd’hui, il ne me reste qu’à le pleurer, à me souvenir et, aussi, à me réjouir d’avoir eu la chance de le connaître.
Ce n’est pas la première fois que je parle de lui ici… en mars 2005, j’ai écrit une petite note intitulée Le craquettement , dans laquelle je relatais une anecdote le mettant en scène. En la relisant, je trouve qu’elle retrace parfaitement ce qu’était René : un homme exquis, érudit, d’une finesse intellectuelle et d’une richesse exceptionnelle. Comme je le dis dans ce texte, nous étions “pays”, c’est-à-dire tous deux originaires de cette charente que l’on disait inférieure. Peut-être est-ce cela qui nous a rapprochés ?
Lorsque je suis arrivée au journal, en 1998, René Guyonnet m’a prise sous son aile. J’étais souvent sollicitée pour faire des traductions, une de ses spécialités. Peu avare de conseils et de discussion, il corrigeait avec attention mes premières copies, m’évitant les écueils stylistiques et les contresens. Lorsqu’il a été chargé de la section culturelle, je l’appelais au téléphone : “monsieur le rédacteur en chef, c’est votre journaliste…” J’aimais sa courtoisie. Pendant dix ans, tous les matins à 8 h 30 en arrivant à la réunion de rédaction, il me faisait un baisemain. Nous étions assis côte à côte, partageant parfois quelques réflexions à voix basse. Il devait alors se tourner, “ah, mon oreille droite, tu sais…” me disait-il.
C’était un spécialiste du cinéma. Il avait connu et, je crois, travaillé avec les plus grands metteurs en scène. Il en gardait des souvenirs qu’il se plaisait à évoquer à propos de tout et de rien. A l’écouter, je me rendais compte de l’immensité de mon ignorance. Il lisait beaucoup, il avait rencontré beaucoup de gens, d’horizons très variés et j’étais chaque fois étonnée lorsque, prononçant un nom, il me répondait du tac au tac par une anecdote, un moment vécu. C’est ainsi que, grâce à René, j’ai su qui était Catherine Varlin. Il avait fait partie du comité Rosenberg et l’avait rencontré à cette époque…
Quelle vie a-t-il pu mener ? Quels ont été ses engagements, ses passions, ses amitiés ? Je sais qu’il a travaillé longtemps à l’Express. Je sais qu’un moment donné, avant que j’arrive, il signait dans notre journal, à la demande du patron, des articles qu’il traduisait de The Economist, sous le pseudonyme de Théo Mousnitec. Amusant, quoique risqué. C’est un difficile travail que de mettre bout à bout les centaines d’historiettes qu’il a pu me raconter pour en faire sortir le véritable personnage de René Guyonnet. Il était si modeste. Il avait des difficultés financières, raison pour laquelle il continuait à travailler, malgré son âge avancé. Je sais qu’il avait une fille, des petits enfants… Il prenait ses vacances à Noirmoutier.
Je me sens triste et malheureuse car je m’aperçois que j’ai passé dix ans à proximité de cet homme sans vraiment savoir qui il était. Pourtant, je le trouvais diablement intéressant et j’ai toujours pris le temps de l’écouter. Je m’en veux terriblement de n’avoir pas été plus accocheuse, de n’avoir pas pris davantage de renseignement sur sa maladie. J’ai même appris que j’aurais pu aller le voir à l’hôpital. Enfin, nous aurions eu le temps de parler de ce qu’il aimait, sans être stressés par les délais de bouclage.
Cher René, je vous ai offert un jour un minuscule dragon de métal, que j’avais acheté au Cambodge. C’est le symbole de l’immortalité, vous ai-je dit, façon de vous confier que vous étiez une personne importante pour moi et que je souhaitais vous garder longtemps au nombre de mes amis. Quand j’ai quitté le journal, je vous ai offert mon dictionnaire, un Harraps tout récent. Je sais, vous me l’avez dit, qu’il vous faisait penser à moi. Nous nous sommes parlés quelques fois, nous promettant de nous voir plus souvent, de déjeuner ensemble, etc. Hélas… jusqu’au dernier moment, cette phrase est restée dans le tiroir des voeux pieux. Nous n’avons communiqué que par les objets qui nous rappelaient l’un à l’autre : moi, le second petit dragon, vous, le dictionnaire. René, cher René, je ne t’oublierai jamais. Le petit dragon reste le symbole de l’immortalité de mes souvenirs.