Wassa
Tu reviens chaque soir. Comme un fantôme, tu erres, aux pieds des bureaux dans lesquels tu travaillais. Tu le reconnais, l’homme à la table d’acajou. Tu le suis jusqu’à son parking. Tu connais sa voiture. Mais qu’est-ce que cela peut-il bien te faire ? Il démarre en trombe, sans se retourner. Il ne te voit pas. Tu n’existes pas.
M. Diop t’aperçoit, il te crie de t’en aller, tu ne dois plus traîner ici. Il te chasse, comme tu chassais les mouches mauvaises qui venaient s’agglutiner sur le ventre sec de tes chèvres. Machinalement, parce qu’il était nécessaire d’agir ainsi, sans te poser de question. Il te chasse.
Tu t’envoles au loin. Mais ton âme reste lourde. La glue absorbe tes pas. Tu rampes, le long de ce fleuve aux eaux glauques et suintantes. Les pavés humides, nauséabonds, remontent un peu, sous le pont. Les vagues sucent les pierres du quai, dans un rythme lent et monotone.
Tu es sale, souillée à l’intérieur, au cœur de ton ventre. Comme le Niger, le fleuve de là bas, le fleuve d’ici peut te nettoyer, te purifier. Petit à petit, tu pénètres dans les flots glacés. Le froid est saisissant, mordant, expiatoire. Il dévore tes pieds, il pique tes cuisses, il laboure ton ventre, il éclate ta poitrine à grand coup de dagues. Ton corps s’effondre dans le tumulte du courant, ballottée, emportée, coulée, roulée, tu perds toute attache, tu deviens douleur. Une péniche racle la surface à grand bruit. Mais tu n’entends déjà plus les hurlements. Ton âme s’évapore, propre, lavée de toute tache. Tu ne ressens plus l’épaisseur du monde.
Les pompiers te portent, sur le brancard étroit, mais tu restes immobile, tranquille, entre deux sommeils. La sirène crie dans la nuit, sans traverser le silence qui t’entoure.