Du bonheur d'être chômeur

Publié le 17 février 2009 par Diuna
En Allemagne, les « Chômeurs heureux » revendiquent haut et fort le droit à la paresse depuis 1996. Entretien avec Guillaume Paoli, inspirateur du mouvement et auteur de Plus de carotte, moins de bâton, un livre (non encore traduit en France) qui fait sensation au pays de Karl Marx.

Pouvez-vous vous présenter en quelques mots ?

Je suis quadragénaire, estampillé "made in France", n'ai ni étudié, ni jamais voulu faire carrière ou même obtenir un emploi fixe, mais cherche plutôt à faire ce que bon me semble, le côté pécuniaire étant réglé par des périodes de chômage ponctuées de jobs et autres expédients. Je vis à Berlin depuis douze ans.

Qui se cache derrière "les chômeurs heureux" ?

Personne ne se cache, au contraire : il s'agit de rendre visible une réalité bien cachée par les médias, à savoir qu'il y a mieux à faire de sa vie que de la sacrifier à l'économie, et qu'il existe dès à présent des gens qui sont chômeurs volontaires, qui ont trouvé un mode d'existence et d'activité assurément plus bénéfique, tant individuellement que socialement, que la grande majorité des jobs à leur portée. A partir de cette constatation «existentielle», nous mettons l'accent sur la contradiction suivante : d'un côté on nous chante les louanges des nouvelles technologies et de l'automatisation, lesquelles suppriment toujours plus de travail humain ; d’un autre côté, on se désole du résultat, le nombre croissant de chômeurs, et on fait tout pour leur rendre la vie impossible. Notre suggestion : payer ceux qui, grâce à leur non-travail, contribuent à la «rationalisation» et à «l'assainissement» des entreprises.

En 1996 nous étions trois personnes qui avions rendu publiques quelques idées (le fameux "manifeste" des Chômeurs Heureux, disponible sur www.diegluecklichenarbeitslosen.de ). Très vite, celles-ci ont eu un écho étonnant à travers l'Allemagne, des centaines de chômeurs nous ont contactés pour manifester leur adhésion. Des rencontres ont eu lieu dans plusieurs villes, des "actions" ont été menées comme : se prélasser démonstrativement dans des chaises longues au passage de la "marche pour l'emploi" ou aller se promener en groupe dans divers lieux publics et institutions en y instaurant la gratuité temporaire, etc.

Ceci dit, les Chômeurs Heureux n'ont nulle envie de consacrer leur temps à cette question (l'essentiel tient en peu de mots), mais bien de s'adonner à leurs vices de prédilection, lesquels varient selon les personnes - de la littérature à la culture maraîchère, de l'informatique à la saoulographie... Il n'y a donc pas de groupe fixe, pas d'adhésion formelle, et j'ignore combien nous sommes. C'est toujours avec surprise qu'on apprend que dans telle ou telle ville, des gens inconnus de nous ont pris la parole en tant que Chômeurs Heureux. C'est "une idée qui fait tâche d'huile", comme l'a déclaré un expert gouvernemental...

Comment la société allemande considère-t-elle votre mouvement ?

La société allemande ? Connais pas, nous n'avons pas été présentés... Par contre les interlocuteurs auxquels nous avons affaire lors de rencontres, colloques ou débats réagissent en général favorablement, une fois un premier moment de stupeur passé. Précisons que ne sont pas uniquement des chômeurs, mais aussi des travailleurs plus ou moins précaires et même des classes moyennes. Apparemment, de plus en plus de gens sont gavés des promesses non tenues des différents partis gouvernementaux, ils sentent bien qu'il y a quelque chose de pourri au royaume de l'économie. Et le fait que nous poussions à une remise en question sans prétendre apporter de solution miracle semble porter ses fruits. Nos idées commencent même à être prises en compte par des philosophes connus, des psychiatres, des artistes des chroniqueurs de presse etc. Ceci dit, il est clair que de tels débats n'ont aucun effet sur la politique des «décideurs» qui, au contraire, s'appliquent à augmenter la pression et les sanctions contre les chômeurs. Mais au moins, de telles mesures ne peuvent plus être appliquées au nom du consensus.

Pensez-vous que le travail est une valeur dépassée ? Si oui, comment expliquer que tant de gens s'y attachent ? La plupart des chômeurs sont malheureux...

Etymologiquement, travail signifie souffrance (c'est pourquoi l'on parle d'une «femme en travail»). En ce sens la question n'est pas de savoir si la chose est dépassée, mais à quel point elle est évitable... Plus concrètement, nous critiquons le marché du travail, le travail-marchandise, l'idée que les besoins sociaux puissent être satisfaits par le marché, le fric, la rentabilité. Cette conception n'est pas dépassée, elle a toujours été fausse. Si malgré tout beaucoup de gens s'y attachent, c'est qu'il n'existe rien autour d'eux qui ne soit pas une marchandise, et donc qu'ils ne conçoivent pas qu'il puisse exister une activité en dehors du marché de l'emploi. Il y a beaucoup de facteurs qui font qu'un chômeur est malheureux, en premier lieu le manque d'argent (mais beaucoup de salariés ont autant de problèmes financiers, ils ne sont pas «privés d'emploi», mais restent privés de fric). Les tracasseries administratives jouent aussi un grand rôle. Et plus généralement, le regard des autres ainsi que le bombardement médiatique. Tout cela concourt à un sentiment d'insécurité existentielle. Les chômeurs se trouvent contraints en permanence de justifier leur existence. Enfin, beaucoup se retrouvent totalement isolés, complètement dépourvus de vie sociale. Tous ces problèmes sont bien réels, et nous ne les nions pas. Nous disons simplement qu'ils ne sont pas liés au chômage en lui-même, mais à la manière dont la société traite la question. Et qu'il pourrait en être autrement, si l'environnement social était transformé en conséquence.

Que pensez-vous du Revenu universel, qui garantirait à tous un salaire commun, déconnecté du travail ?

C'est une idée qui, certes, ne résoudrait pas tous les problèmes, mais qui irait indiscutablement dans la bonne direction. C'est pourquoi elle n'a aucune chance d'être adoptée par les pouvoirs actuels ! La tendance générale est bien plutôt d'exonérer le capital de toute responsabilité sociale, de toute redistribution. Et parce qu'aucun gouvernement n'y donnera suite, il nous semble vain de trop se focaliser sur cette revendication (ainsi que sur le montant, 1000, 2000 ou 5000 euros pour tous?). Ce qui, pour le moment, est à notre portée, c'est de saper les justifications idéologiques du pouvoir, de révéler que le roi est nu.

Il faut encore ajouter qu'un revenu, fût-il garanti, ne suffit pas à épuiser la question centrale, qui est celle du lien social (même si, bien-entendu, il y contribuerait). Un individu totalement isolé n'aura jamais assez d'argent pour subvenir à ses besoins. A l'inverse, la participation à des réseaux d'entraide et d'échanges réciproques diminue la pression du fric. Si j'ai suffisamment d'amis, je n'aurai pas à payer des déménageurs pour changer de domicile. Mes amis s'en chargeront, sans qu'il s'agisse là d'un travail mais d'un échange de service, inclus dans une relation plus large.

Que répondez-vous à ceux qui vous disent : paresseux ? provocateurs ? utopistes ?

Paresseux ? Ce n'est qu'un jugement de valeur, le revers de l'assiduité. Nous pouvons être par moment très actifs, ce pourquoi nous n'avons pas le temps de bosser. Et essayer de penser et de vivre à rebours du modèle dominant nécessite parfois beaucoup d'efforts. Ceci dit, chacun fait les choses à son propre rythme et une petite sieste n'a jamais fait de mal à personne...

Provocateurs ? Oui, nous voulons provoquer une discussion publique. L'ironie, ainsi qu'une petite dose d'exagération y contribuent. Mais jamais nous n'avons laissé croire que nous prendrions la masse des travailleurs et chômeurs malheureux pour des imbéciles ou des incapables.

Utopistes ? Non. L'utopiste bricole dans son coin la cité idéale du futur, sans se soucier de l'avis des autres et sans chercher quels en sont les points d'appui dans le présent, dont il veut faire abstraitement "table rase". Nous sommes plutôt des "topistes", qui partons des conditions existantes, en essayant d'y porter un regard neuf, en jouant avec pour découvrir les possibilités qu'elles recèlent.

Ne pas travailler peut parfois représenter un véritable effort, dans une société entièrement gouvernée par la nécessité de produire. Est-ce si facile d'être heureux dans ce contexte ?

Non, ce n'est pas si facile, la première difficulté étant bien entendu de subir les tracasseries de l'agence pour l'emploi, de devoir en permanence simuler la «recherche active» d'un travail et de jongler avec la précarité des finances. Ceci dit, c'est plus qu'une compensation de pouvoir goûter à des plaisirs dont les plus haut placés des managers sont exclus, à commencer par la disposition libre de son temps. Qui voudrait mener la vie stressée d'un Bill Gates? C'est là un élément essentiel de notre argumentation. Contrairement aux époques passées, le sommet de la pyramide sociale n'a vraiment rien d'enviable. Le système ne repose plus sur une promesse de bonheur, mais sur l'invocation au sacrifice. Du coup, notre existence en vient à séduire bon nombre de gens. Nous ne nous situons pas aux marges de la société, mais en plein centre.  

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« Si, déracinant de son coeur le vice qui la domine et avilit sa nature, la classe ouvrière se levait dans sa force terrible, non pour réclamer les "Droits de l'homme", qui ne sont que les droits de l'exploitation capitaliste, non pour réclamer le "Droit au travail", qui n'est que le droit à la misère, mais pour forger une loi d'airain, défendant à tout homme de travailler plus de trois heures par jour, la Terre, la vieille Terre, frémissant d'allégresse, sentirait bondir en elle un nouvel univers... » Le texte intégral du Droit à la paresse, de Paul Lafargue, est sur http://abu.cnam.fr/cgi-bin/go?paresse3

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