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Là où les tigres sont chez eux

Publié le 17 février 2009 par Icipalabre

Là où les tigres sont chez euxJean-Marie Blas de Roblès
Là où les tigres sont chez eux
Zulma. 2008. Prix de la Fnac. Prix Médicis. Prix Jean Giono

Extraits. Notes de Eleazard. p. 734
“Qu’il ne s’agit ni de nier le divin, ni de l’affirmer, mais de désespérer de lui. Laisser à sa place l’indécidable, ne pas s’en préoccuper comme on se fiche de savoir le nombre d’acariens qui se repaissent de nos peaux mortes.”

La fin des temps. p. 689-690
“Amusée, (Elaine) admirait les longs rubans rouges que dessinaient les flammes, quand elle vit la torche de Mauro vaciller, s’incliner puis disparaître en une courbe vagissante. Loin de ralentir, les coureurs franchirent le pas de manière délibérée, entrainant Petersen dans leur chute. Durant cette même seconde d’inanité, le chaman battit des bras comme pour tenter de s’envoler ! Aussitôt après, toute la foule des indiens se rua vers l’abîme. Un incendie se lançait à l’assaut de la nuit, les torches virevoltaient, crépitaient, s’engloutissaient dans la jungle invisible où elles continuaient à luire, comme des fusées de phosphore sous la mer. Les torses emplumés flottaient un instant, enveloppés de lumière rémanente, d’étincelles et de duvet… Des anges tombaient…”

Plein, dense, tragique, cocasse, prenant, picaresque, émotions contradictoires tour à tour ou dans le même temps, voilà un livre qu’on n’abandonne qu’avec regrets. 10 ans pour l’écrire, 10 ans pour l’éditer, 12 éditeurs (et pas des moindres) à l’avoir refusé, des renoncements à se voir publié, 765 pages de langue magistrale, et pour finir 3 prix prestigieux raflés (et heureusement mérités) pour cette seule et même année 2008, la reconnaissance réclame patience…
Entre roman d’aventures, essai biographique (hagiographique) imaginaire, critique du monde dans sa globalité, Là où les tigres sont chez eux nous convie à la traversée d’un siècle en la personne d’Athanase Kircher, jésuite érudit du XVIIe, et à la rencontre du Brésil contemporain, dans ses paradoxes, ses outrances et ses possibles.

Jean-Marie Blas de Roblès

Le roman est tout simplement inrésumable…
Imaginez des routes parallèles dont on se demande à quel moment et vers quoi elles vont converger, traversées qu’elles sont par des passerelles, une autoroute à grande vitesse, des passages souterrains, des chemins vicinaux, donnant au paysage l’impression d’un gribouillis… lumineux ! ?
La première est celle prise par Kircher, un jésuite, connu et reconnu parmi les intellectuels de son temps dont la somme de connaissances ferait pâlir tous les Nobel cumulés du monde depuis sa naissance. Sa soif de savoirs tous azimuts balaie la théologie, les mathématiques, l’infiniment petit comme l’infiniment grand, la maladie, les hiéroglyphes, les langues, la musique, la lanterne magique… et rassemble dans un cabinet de curiosités tout ce que le réseau des jésuites recueille dans les missions installées chez les « païens »… Innombrables les livres qu’il a écrits, innombrables les expériences qu’il a réalisées, il s’est trompé à peu près sur tout… ; La seconde conduit Eleazard Von Wogau, vague correspondant de presse français installé à Alcântara (Nordeste brésilien), dans une recherche biographique sur le savant allemand pour lequel son regard oscille entre mépris et fascination. Ses notes sur l’objet de son étude, mais également sur ses amours éconduites, sur l’Homme, sur son incapacité à participer au monde, le définissent comme un désabusé. Pourtant, il s’enflamme pour une Loredana de passage sur sa planète dont l’exigence intellectuelle l’oblige à des remises en questions sur son rapport à l’Autre et… sur Kircher lui-même ; Elaine, sa femme (paléontologue) dont il est divorcé (sans raisons explicites) se trouve embrigadée dans une troisième voie, celle d’une expédition scientifique au Pantanal qui se transforme en marche forcée conduite par une tribu indienne hors-monde civilisé, en eau fangeuse vers la Terre sans mal que forme un inselberg, en suicide collectif dont elle est la seule rescapée… ; La quatrième met en scène la vie, pour le moins dissolue, de Moéma, leur pauvre petite fille riche, en quête d’amours multiples, de substances illicites, de vérité « propre », sur la société comme sur elle-même… ; enfin, la dernière, Nelson, le pendant contraire à Moema, menino da rua estropié depuis son enfance, il nourrit une haine définitive contre le gouverneur du Maranhao, personnage corrompu par excellence.
Il est à lui seul ce que peut produire le Brésil (le monde) dans ses contrastes indécents.

Ajoutez à cet imbroglio vertical, des voies perpendiculaires ou transversales : personnages qui s’immiscent ; situations qui se répondent ou s’inversent ; mythes amérindiens en écho à une modernité en divague ; aventures enchassées dans un conte moraliste un pied chez Conrad, un autre chez Borges, entre Zadig et Indiana Jones ; Kircher lui-même qui traverse en fil conducteur des récits pleins de rebondissements ; des scènes d’une rare violence et d’autres tout simplement burlesques ; une érudition sans une once de pédanterie jusques dans le détail (les paysages de jungle frayée à la machette, le culte à Iemanja, la pêche et bien sûr les préoccupations scientifiques du personnage central)… Tout cela servi par une langue (le latin inclus…) qui ne cède en rien à la facilité, une langue pourtant accessible pour le plus grand bonheur du lecteur. Tout est dit dans la cohérence-incohérence de deux siècles qui communiquent par Kircher interposé… pas seulement, la ténacité du jésuite à former l’impossible harmonie entre Dieu et la Science, mais également l’impossible conquête du sens dans un monde forcené et pathétique (le petit peuple des jangadas ou des favelas, le paradis perdu des tribus dites primitives, la misère côtoyant les grosses fortunes, la politique au service des nantis, l’auto-prédation de l’homme même dans les meilleures intentions du monde, Moema en est le meilleur exemple…). Galaxie spirale, chahut érudit, ce roman est aussi plein que la vie de son auteur, philosophe de formation, enseignant au Brésil et en Chine, archéologue de terrain, voyageur passionné.
Foisonnant, truculent, baroque, ravissant, un livre qui trompe… l’ennui !

Monique Dorcy
Documentaliste au Collège Constant Chlore
[email protected]


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