Magazine Journal intime

Hordelou 1

Publié le 18 février 2009 par Thywanek
Né d’une pluie battante. Diluvienne. D’un orage brutal sous lequel toute vie se terrait. Les façades, les arbres, les autos garées, le moindre banc, les lampadaires, saisis d’une immobilité nerveuse. Il y avait sûrement des siècles qu’un orage de cette ampleur, de cette force, ne s’était pas produit.
Né détrempé, désarticulation électrique scratchée d’un éclair sur un piton rouillée d’où pendait une chaîne. Né d’un hurlement bleu et osseux qui doubla le vacarme des éléments, se fracassa sous le ciel tendu et rampant, explosa en brisures acérées et finit dans un miaulement de chat écorché, emporté par la crue du caniveau qui passait là, à ses pieds. Et d’un gargouillis ricanant de douche glacée derrière le rideau de néon accroché à l’aplomb du mur de briques.
Un long sac de bras et de jambes d’où dépassait une tête, maintenu à un clou. Un haillon vaguement humain surgi d’un phénoménal claquement de foudre. Un pantin sordide rempli puis vidé d’un fracas de tonnerre qui l’abandonna sur place, atteint de sa décharge.
Tombé d’un ravage. Accouché d’un seul coup d’éclat spectral par une outre d’encre projetée en copeaux cinglants de verre liquide. Vomi, fœtus développé dans une antre de rage, par l’atroce avatar d’une existence avortée. Libéré d’une gangue de tempête glacée, par l’incongruité hasardeuse d’une conjonction violente, et lâché comme vivant d’une seconde de démence au milieu de rien.
Naissance soustraite au regard de tout autre grâce à la puissance insoutenable qui délivrait ses fureurs jusqu’au delà des périphériques et interdisait que quiconque se risqua à l’extérieur. Au plus était-il possible de distinguer, signes dérisoires de secours inutiles, quelque alarme étouffée que traînait avec elle une unité d’intervention d’urgence qu’on avait appelé à l’aide.
Derrière les fenêtres, les volets clos, l’absence totale d’éclairages laissait imaginer des hommes, des femmes, des enfants, remplis d’angoisse, couchés, accroupis, ou assis, les épaules repliées, sans prières, attendant que ça passe, et, pour les plus audacieux, se demandant ce qu’il en serait après.
Il entrouvrit les yeux. Ca fumait encore sous ses fringues. Il plaqua ses paumes contre le mur, hoquets instinctifs d’automate, et d'un coup sec de son cou maigre il arracha sa nuque de la tige de fer brûlante, puis il dégagea son corps de la chaîne. Des fumerolles noires sortaient par les orifices de sa tête, aussitôt dissoutes par la pluie féroce. Il fut secoué quelques secondes par des tressautements. Il en perdit l'équilibre et s'écroula à genoux sur le trottoir inondé. Prostré il s'ébroua, et sa tignasse sombre et épaisse vola autour de son crâne où elle était plaquée. Ses longs bras ondulèrent. Il ôta un à un avec des gestes mécaniques quelques concrétions de matière morte dont les gants étaient restés collés à ses reins, à ses épaules, à ses cuisses. Il les jeta dans le torrent qui submergeait la rue.
De nouveau un éclair crépita. Le tonnerre gronda, plus loin. L’orage commençait à s’épuiser. Sur le bitume que l’eau n’avait pas recouvert, et sur le quai en retrait, la pluie s’écrasait en milliers de minuscules ampoules qui éclataient au sol.
D’un mouvement de sa nuque, lente charnière, il releva sa tête, cambrant son échine, la renversa en arrière, plia son dos jusqu’à le briser, offrant son visage au ciel d’encre d’où le déluge se précipitait.
Une fine peau blanche, à peine doublée d’un peu de chair couvrait son front et ses pommettes, tendait les creux de ses joues, tirait sur sa mâchoire ouverte. Il ouvrit complètement les yeux. Deux larges orifices et un regard gris pâle qui hésitait à la surface, muet, vide, sans âme.
Un dernier éclair électrisa le ciel et projeta sur lui sa blanche clarté stroboscopique. Il se renversa davantage jusqu’à ce que les extrémités de sa chevelure trempe sur le trottoir.
Le coup de tonnerre qui suivit vint de si loin cette fois qu’on eu dit un énorme animal éreinté retournant par delà ses montagnes, rentrant dans sa caverne, grognant avant d’aller s’assoupir.
La pluie commençait elle aussi à s’épuiser. Le son de sa chute furieuse ne couvrait plus celui du torrent qui dévalait la rue, que les égouts ne parvenaient pas à boire, et qui débordait en face jusqu’au pied des immeubles.
Il garda sa posture, renversé, ce qui lui tenait lieu de chemise collé à son torse étroit, intérieurement animé des infimes mouvements que pouvaient nécessiter la détente de ses articulations, de ses muscles.
Quelques chétives lueurs de réverbère chassaient un peu d’obscurité.
Au carrefour d’un boulevard, un peu plus haut, moins inondé, des lumières de phares apparurent. Un petit camion blanc barré de bandes rouges et bleues stoppa. Le véhicule voulu s’engager dans la rue et au moment où il tentait de le faire, un gyrophare se mit en marche sur le toit et une sirène commença à hurler simultanément.
Il sursauta. Se redressa. Lança un regard effrayé vers le carrefour. S’affala dans l’eau et roula sur lui même contre le mur de brique pour se blottir dans la pénombre.
Le petit camion ne put aller très loin tant la rue était devenue impraticable. Il recula et repris le boulevard. La sirène se tue. Les flashs du gyrophare disparurent.
Allongé de tout son long dans l’encoignure du mur et du trottoir il ne remua plus.
La pluie cessait. Le ciel n’était plus qu’un gros paquet de linges lourds qui égouttait. De nouveau, au carrefour, des faisceaux blancs, suivis d’une voiture fendant prudemment la couche d’eau et faisant jaillir autour d’elle des lames courtes en forme de nageoires.
Torpeur d’avant un éventuel soulagement, un calme morne se répandait mollement au fur et à mesure que le ciel reprenait de la hauteur. Les égouts débordaient et diluaient leur puanteur dans les flots opaques qui s’accumulèrent au bas des pentes de rues, dans les cuvettes des places, sur des avenues devenues marécages, cherchant de nouveaux accès pour s’écouler vers les canaux, vers le fleuve.
Aussi inerte qu’un chevron de bois rongé par les intempéries, face enfoncée dans l’angle de brique et de goudron, une terreur sans nom le paralysait. Que tout s’apaisa progressivement autour de lui l’engonçait encore plus dans cette positon à laquelle rien n’était en mesure de l’arracher, venant de lui-même.
Il entendait des bruits de moteurs d’autos qui devaient se remettre à circuler sur le boulevard. Il sentit des présences. Des bruits de pas dans l’eau à proximité. Des êtres réapparaissaient. Courbés. Gris. Pressés. Il dégagea son visage, discrètement pour un coup d’œil par dessus son épaule. Il remarqua deux silhouettes debout dans l’encadrement d’une porte d’un immeuble, de l’autre côté de la rue, qui regardaient à leurs pieds le torrent dont le courant ralentissait. Au dessus de sa tête il perçut un son, celui d’une chute d’eau par un robinet qu’on aurait ouvert. Il se recroquevilla et se ramassa pour s’asseoir contre le mur. Levant les yeux il vit un gros individu, à moins d’un mètre de lui, aux traits épais hérissé d’une barbe clairsemée, aux fringues déchirées par endroit, qui pissait contre le mur.
Ayant capter sa présence la trogne poisseuse maugréa :
« ‘lors gars ! Ké qu’tu fous là ! Faut pas rester l‘ans l’noir ! t‘vas t’faire pisser d’ssus sinon ! »
Il recula en se mettant debout, sans lâcher du regard l’hirsute qui puait. L’autre s’éloigna le long du mur et disparu par une étroite ouverture en se tortillant.
Il continuait à reculer, apeuré, ne saisissant rien de ce qui se passait autour de lui. Il fut bientôt sur le quai. Il scruta toute la largeur du bassin, fouillant l’obscurité, ne sachant quoi chercher, pivotant sur lui-même, les yeux fixes, exorbités. Des frissonnements parcouraient son dos, et faisaient trembler ses bras, ses jambes, ses mains. Une sensation de malaise, de nausée, envahissait son ventre creux. Il tournait sur lui-même, marionnette sans fils, corps désaccordé, bouche ouverte, volatile mutilé, lèvres pâles, ne parvenant nulle part à arrêter son regard, ignorant vers où, vers quoi se diriger.
Fouillant les alentours immédiats qui se présentaient à ses yeux écarquillés, il finit par distinguer de plus en plus nettement une fenêtre, dans les hauts étages d'un immeuble sur l’autre rive du bassin. C'était la seule fenêtre qui fut éclairée. Une fenêtre très large où une ombre se découpait. Une ombre d’homme qui semblait, de loin, habillé d'un épais vêtement d'intérieur. L’homme tenait dans une main un récipient qu'il porta plusieurs fois à hauteur de sa bouche. Une douce lumière orangée baignait la pièce derrière les vitres.
Il ne détacha plus son regard de cette fenêtre. L’homme le regardait. L’observait. Il n’avait certainement aucun moyen de s’en assurer. A peine le besoin. La silhouette statique dans l’encadrement, le geste mesuré de porter à sa bouche le récipient tenu d’une main, tandis que l’autre plongeait dans la poche du vêtement, cela pouvait suffire.
Détournant son regard un bref instant, il repéra un endroit, et fixa de nouveau la fenêtre éclairée.
Il marcha d’un pas saccadé vers la pile d’une passerelle qui enjambait le bassin, sans plus quitter des yeux la silhouette de l’homme, et arrivé au bas du petit édifice de pierre il plaqua son dos dans un recoin noir et glissa jusqu'au sol puis il replia ses jambes contre lui, les enserrant dans ses bras.
Du petit amas qu’il formait n’émergeaient plus que ses deux yeux décolorés, si clairs, comme deux trous phosphorescents braqués sur la fenêtre d’en face.
L’homme dans la fenêtre ne bougea pas.
Il attendait peut-être que les paupières s’abaissent sur les deux lueurs vides qu’il arrivait à voir de là où il était.
Une fine pointe dorée perçait au delà des portes de la ville sous les décombres de l’orage.

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