Le sportif a été exemplaire. Toujours motivé, éternellement fair-play. Lilian Thuram est aujourd’hui retiré des terrains, mais il parle, haut, fort, et souvent juste.
Lilian est guadeloupéen d’origine. Membre du Haut Conseil à l’intégration depuis 2002, le recordman de sélections en équipe de France (142) s’est exprimé récemment sur le sujet.
Que vous inspire la grève générale en Guadeloupe ?
“Je trouve que l’écho qui est fait de ce mouvement, qui dure depuis presque deux semaines, n’est pas très important. Imaginez la même situation de crise dans toute autre région de France : je pense que cela attirerait davantage l’attention. Concernant les revendications sur la “vie chère”, elles me semblent d’autant plus légitimes qu’elles sont justifiées par l’Etat lui-même : lorsqu’un fonctionnaire est muté de métropole aux Antilles, il touche en effet une prime de “vie chère”, qui augmente son salaire de 40 %.
C’est bien la preuve que l’Etat a conscience que le coût de la vie est exorbitant là-bas. J’ai deux soeurs qui vivent et travaillent en Guadeloupe : à chaque fois qu’elles viennent à Paris, elles repartent chez elles avec des sacs pleins de shampoing, de savon, de couches-culottes, de vêtements… Elles ne sont pourtant pas dans une situation de précarité. Mais tous les Guadeloupéens font ça. C’est un réflexe face à la vie chère.”
Ce mouvement ne va-t-il pas au-delà de la singularité antillaise ?
“Si, bien sûr. Il s’inscrit dans la continuité de la crise qui a commencé aux Etats-Unis et qui se répand en Europe et dans d’autres régions du monde. Il s’agit d’un mouvement d’ensemble dont la caractéristique est qu’il touche de plein fouet ceux qui ont le moins d’argent. Or la précarité gagne du terrain dans nos sociétés depuis quelques années. Notre pays n’arrive plus à satisfaire ce qui est de l’ordre du dû : des gens meurent de froid en France ; d’autres vivent dans leur voiture alors qu’ils ont un emploi ; et jamais les Restos du coeur n’ont servi autant de repas…
Allons-nous vers une société qui est encore capable de penser aux plus faibles ? Telle est la question que se posent les Français aujourd’hui, et notamment les Guadeloupéens. On peut d’ailleurs se demander si ce mouvement n’est pas avant-coureur de ce qui pourrait se passer sur le continent.”
Que voulez-vous dire ?
“Une situation comparable à celle qui bloque l’île aujourd’hui peut parfaitement se mettre en place sur le continent. La Guadeloupe est souvent en avance sur la métropole en matière de conflit social. Si je vous demande ce que vous inspire “mai 67″, vous allez me répondre que je me trompe d’une année ou que je ne connais pas l’histoire de France.
Peu de gens se souviennent des événements de mai 1967 en Guadeloupe : trois jours d’émeute, réprimés par les forces de l’ordre, 87 morts, parce que des ouvriers réclamaient une augmentation salariale. Dans les manifestations se trouvaient également des étudiants : cela ne vous rappelle rien ? On aurait tort de minimiser la grève générale qui se déroule actuellement en Guadeloupe ou de penser qu’elle n’est le fait que d’une seule organisation indépendantiste. Tous les syndicats sont derrière. Exactement comme en France, le jeudi 29 janvier, quand plus d’un million de personnes ont défilé dans les rues…”
Cette crise guadeloupéenne ne révèle-t-elle toutefois pas un malaise plus profond au sein de la société antillaise ?
“Si. Quand on regarde la situation économique de l’île, on se rend compte que la majorité des richesses est détenue par les “békés” (les descendants des esclavagistes), lesquels, blancs, représentent moins de 1 % de la population. Ce sont eux qui possèdent la majorité des terres, les supermarchés, les sociétés pétrolières, et qui fixent les prix partout aujourd’hui.
Ils détiennent 90 % de l’économie guadeloupéenne. Imaginez le ressenti de la population, noire à 90 %, et donc descendante des esclaves, qui subit l’hégémonie des enfants de ceux qui les fouettaient il y a encore cent soixante ans ! Si on ajoute le fait que les patrons des grandes entreprises, le préfet, les grands responsables et décideurs de l’île sont presque tous blancs, dans un territoire dont l’histoire est profondément marquée par l’esclavagisme, cette sous-représentation peut créer des malentendus et un grand sentiment d’injustice.”
Que préconisez-vous ? L’instauration de quotas ethniques ?
“Non. J’ai du mal à concevoir cette idée de quotas. Il est plus important, pour moi, que soit entrepris un vaste travail afin de changer l’imaginaire des gens. Demandez à 100 personnes de citer une période de l’histoire associée aux Noirs : la grande majorité va répondre qu’il s’agit de la période de l’esclavage. Aux Etats-Unis, une Semaine des noirs américains a été créée, en 1926, avant d’être transformée, en 1975, en Mois des Afro-Américains. Chaque année en février, la société américaine est ainsi invitée à redécouvrir des Noirs qui ont accompli des choses importantes : Martin Luther King, des savants, des artistes… L’imaginaire américain sur la question noire a profondément changé grâce à cette initiative, alors que l’imaginaire européen est encore très ancré sur l’esclavage. Combien de personnes peuvent citer le nom d’un seul savant noir en France ?”