Tierno Monénembo
Le roi de Kahel
Seuil. 2008. 261p. Prix Renaudot 2008
par Monique DORCY
(Extraits)
” -Et c’est pour cela que vous êtes là, pour sortir le Nègre de son état animal !
-Je crois en effet qu’il est temps de lui transmettre la lumière que nous avons reçue d’Athènes et de Rome !…
-A qui ? A qui ?
Il continuait crescendo, malgré les questions démontées de l’Anglais qui, pour une fois, avait bien et bel perdu son flegme. A qui ? Mais au Nègre bien sûr ! A qui d’autre ? L’Asiatique s’était usé bien avant l’Européen ! Quant à l’Indien, le pauvre n’avait survécu ni à l’épée du conquistador ni à la grippe espagnole… L’Homme blanc dans ses contrées ne devait plus se contenter de ramasser des palmistes et la cire, il devait instruire, civiliser ! Défricher la brousse bien sûr mais surtout, surtout, les esprits…
-Si j’ai bien compris, vous allez vous présenter aux Peuls et leur dire : « Je m’appelle Aimé Olivier, donnez-moi votre royaume pour que j’expérimente mes idées !»
-Pas exactement, je vais d’abord leur demander l’autorisation de commercer et de construire un chemin de fer, ensuite…
-Un chemin de fer !
-Les Romains ont civilisé les tribus d’Europe avec les aqueducs, nous civiliserons les tribus d’Afrique avec le chemin de fer…
-Oui mais pourquoi le Fouta-Djalon ?
-Si j’en crois l’explorateur Lambert, il s’agit du royaume le plus puissant et le mieux organisé de ces contrées. Là j’installerai ma base et je déploierai les tribus le long de la voie ferrée… Mon rêve est de fonder une nouvelle nation, la première nation de Noirs et de Blancs, l’Empire du Soudan illimité…
A ce stade de l’entretien, le Consul pensa sérieusement à partir. Puis, en fin diplomate, il détourna la conversation vers la poésie et l’opéra, ce qui leur permit de prolonger la soirée par un copieux dîner arrosé d’une autre bouteille de Bordeaux.
(Extraits de Tierno Monénembo , Le roi de Kahel .Seuil. 2008. 261p. Prix Renaudot 2008 p.28-30)
Alerte. Enlevé. Ju-bi-la-toire… et sérieux !
Entre larmes de rires et larmes tout court, le lecteur plonge dans la vie d’un civilisateur « authentique » (s’il en est), bercé par des rêves enfantins d’Afrique lorsque d’autres jouaient aux billes, taraudé par les grands espaces du Fouta-Djalon lorsque d’autres se contenteraient de la Camargue peuplée de singes en place de chevaux, vicomte voyageur, avide de messianisme quand à d’autres cyniques suffirait une bonne bouteille de Bordeaux.
Il a la quarantaine lorsqu’il met à exécution son projet pharaonique de créer un royaume dans le territoire où seuls les Peuls, peuple organisé en fédération, se refusent à l’idée de civilisation occidentale, à l’époque où les puissances coloniales se disputent le moindre carreau d’ignames pour en faire un comptoir.
Entre diarrhées à répétition, rencontres à l’arraché avec les hauts dignitaires peuls (Anglais de l’Afrique ! radins, perfides, ombrageux, intelligents, raffinés, foncièrement nobles !), conversations dans les arcanes des cabinets ministériels récalcitrants à ses fantasmes d’illuminé, foucades amoureuses (si tu veux éviter le couteau du Peul, évite son trône, son troupeau et… sa femme), conférences en tant qu’explorateur averti, balades dans des paysages époustouflants de beauté, privations, insomnies, peurs, espoirs, il se démène, se dépêtre pour donner à son rêve une consistance de fait, créer une Nation de Blancs et de Noirs. Sa ténacité, ses convictions, le temps aidant (pas moins de cinq expéditions), l’homme ganté de blanc, protégé d’une ombrelle, déjeunant dans une vaisselle de porcelaine, se défait de ses oripeaux de Lyonnais industrieux nanti pour se confondre avec le royaume peul dont il est davantage l’hôte que le maître.
Sous couvert de biographie romancée qui doit autant à l’épopée qu’au roman rocambolesque, à la comédie de mœurs qu’au témoignage sur le XIXe siècle, Tierno Monenembo propose un regard ironiquement dialectique sur le concept même de colonisation où les notions de progrès et culture ont côtoyé celles de cynisme et de sujétion, où les rêveurs se frottent à leurs propres ambigüités, où les explorateurs finissent par s’effacer derrière les administrateurs et militaires zélés. Comme l’affirme Thierry Perret, il suggère une vision de l’histoire : cette affaire humaine, trop humaine, où les Africains comme les Européens sont mus par des intérêts étroits et se livrent sans retenue à leur destinée, dans l’ensemble peu glorieuse. Car pour qu’il y ait colonisation, il faut un colonisateur et un colonisé, une volonté politique de s’approprier par la force d’une part et une absence de consensus pour faire front de l’autre. Décalé par rapport à la chronique de cette expansion européenne qui se rit de Platon comme de René Caillé, à son utopie qui ne trouve que peu d’écho parmi ses pairs, à son histoire personnelle qui s’abime dans l’anonymat, il ne reste pour Olivier Aimé de Sanderval, dit affectueusement Yémé en peul, que le royaume de Kahel, lieu symbolique d’une utopie qui a presque vu le jour.
Monique DORCY
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Documentaliste du collège Auguste Dédé / GUYANE
En savoir plus:
- A propos du Fouta Djallon
- Un article de l’AFP: Tierno Monénembo, prix Renaudot, ou l’histoire coloniale “revisitée”
- Sur Afrik.com: Le Renaudot pour Monénembo
- Sur le Devoir.com: L’Afrique et ses fantômes pour le prix Renaudot