Le femme au fond du corridor

Publié le 22 février 2009 par Armelle N


Femme nue d’Amédio MODIGLIANI

S’en souvient il encore de cette femme indolente, insolente, sans pudeur, exposée au regard au fond du corridor ? Moi, je n’ai rien oublié. Je me souviens de l’immeuble élégant aux balcons surplombant les jardins dépouillés du Musée Galliéra. Il m’avait donné rendez vous, là, par un froid matin d’hiver. Il était en retard et il était arrivé, essoufflé. Il m’avait saisi le bras, alors que j’allais traverser sans voir la voiture qui dévalait la rue. Il m’avait demandé sur un ton amusé et courtois si je n’avais pas froid. A la grille de fer forgé, il avait composé un code, puis un autre code pour accéder à la cage d’escalier. Nos hôtes nous attendaient. C’était un appartement somptueux de quelques 400m² aux plafonds surchargés de cours ornementés. Dans un vaste salon sur la cour intérieure, dans le reflet d’un haut miroir, j’avais surpris son regard… bleu comme l’azur. Je fûs troublée, un court instant… Il était par nature silencieux, mais ce jour là, plus que d’autres, je le sentais soucieux, comme un peu égaré tout au fond de mystérieuses pensées. J’avais appris à déchiffrer tous ses soupirs, tous ses silences. Il me fascinait, je le respectais. La maîtresse de maison nous invita à la visite de ce dédale typiquement haussmanien. Il y régnait une atmosphère lourde et oppressante. Seul, résonnait le bruit de nos pas sur le parquet des salons d’apparat. Au bout du corridor menant aux chambres, nous attendait une incroyable surprise.  Un tableau de femme nue était suspendu, là, insolite, débordant de couleurs sur l’ivoire pale des murs de cette morne travée. Une femme impudique, sa noire toison offerte à la vue de ceux qui passaient là, nous regardait de son regard vert et oblongue. Elle était menue, tout à la fois gracile et ronde. Je l’ai vu s’arrêter devant ce tableau flamboyant de gaité. Il était stupéfait et me dévisageait comme si j’avais servi de modèle à l’artiste. J’ai réalisé dans le sourire amusé de notre hotesse que j’en avais tous les traits et tous les aspects… J’ai oublié le reste de notre viste jusqu’au congé hatif, et le bruit mat de la porte lourde se refermant sur le silence du palier sombre. Il avait appelé l’ascenseur et s’était engouffré à ma suite dans la cage grillagée et étroite. Il était affolé et s’était carré dans l’angle pour éviter de me frôler, les yeux à demi fermés. Il voulait oublier ma présence à ses côtés. Son désir de me toucher, de m’enlacer, de m’embrasser le dépassait et le submergeait. Je voyais et je percevais cette fièvre ardente sans parvenir à l’appeler vers moi. J’étais silencieuse, immobile et pensive. Au rez de chaussée, nous sommes passés de l’ombre du passage cocher à la lumière aveuglante d’un soleil blanc et hivernal. Il est resté devant moi et m’a demandé où j’allais. D’une voix éteinte et étale j’ai répondu Rue Ste Croix de la Bretonnerie. Il a souri. Nos mots murmurés s’évaporaient dans les volutes de la buée. Il avait les lèvres gercées et cela l’agaçait. J’ai eu envie de l’embrasser… Je me suis contentée de lui dire J’y vais… J’ai vu qu’il était troublé. Le lendemain, j’allais poser sur le coin de son bureau ma démission manuscrite. J’allais blesser ce fauve réputé aux nerfs d’acier. Il ne me l’a jamais pardonné et quelques années plus tard, il m’a fait payé cher ce départ un peu précipité, loin de sa sphère…
Je sais qu’il est retourné en visite chez ses hôtes, dans ce grand et noble appartement. Il a surement croisé au fond du corridor le regard vert et appuyé de cette femme nue, ronde et gracile. En a-t-il été ému ? A-t-il réussir à repousser d’un geste de la pensée le souvenir d’une femme qui s’est refusée à l’aimer ?
Les années ont passé et je sais désormais qu’il vaut mieux vivre de remords, que du regret de n’avoir pas osé poser sur ses lèvres un baiser léger…. 

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