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Time on my hands

Publié le 23 février 2009 par Shalmanemrod
3292958568_ce5674541c_o.jpg Photographies © Simon Chauvin

Quoi de mieux, pour la construction de notre petite théorie de la musique vivante, que de se trouver confronté à un interlocuteur aussi pointilleux et difficile à convaincre que mon ami Transhumain (Olivier), auteur il y a quelques jours d’une réponse à mon ébauche de réflexion consacrée à la musique, et en particulier au jazz ? Son argumentaire rigoureux rappelle en effet – et il en était besoin – que le postulat sur lequel repose ma théorie en devenir, à savoir la singularité de l’improvisation dans l’ensemble des formes mélodiques, ne va pas de soi. Pour Olivier, tous les modes de production musicale semblent se ramener en définitive à une forme unique, qui est celle de l’objet sonore achevé, prêt à l’écoute. Pourquoi faudrait-il faire une différence entre un thème et un chorus, puisque l’événement subjectif qui donna lieu à la création d’une improvisation, quoique simultané à sa réalisation elle-même, n’est finalement pas plus accessible à l’auditeur que celui qui vit naître le thème qu’elle développe ? Ainsi, l’origine de toute mélodie nous est absolument interdite, au même titre qu’on ne saurait évidemment dire, à moins de s’introniser marabout, ce qui passa par la tête de Flaubert lorsqu’il prit la plume pour jeter les fondations de Madame Bovary. L’unique recours dont nous disposions pour appréhender la mélodie résiderait alors dans l’interprétation, c’est-à-dire dans la surimposition à l’objet sonore d’affects et d’idées tout aussi subjectifs que les premiers. Un événement nouveau advient, qui n’est rattaché par aucun lien logique à l’événement d’origine.
Dans cette perspective, il y aurait deux catégories d’auditeurs : d’un côté, ceux qui se contentent d’apprécier l’immédiateté de la sensation procurée par la mélodie, d’analyser tout au plus sa structure harmonique et rythmique, sans prétendre relier cet ensemble cohérent à une quelconque intention de la part de l’artiste ; de l’autre, les « fétichistes » qui en dépit du bon sens projettent leur désir sur l’objet sonore qui se présente à leur oreille, bercés – trop près du mur du son peut-être – par l’illusion d’un accès privilégié à l’origine, d’une adéquation de leur horizon d’attente avec celui de la création. Pire, emportés par cette coupable manie, ils vont jusqu’à prétendre qu’une mélodie épouse la forme d’un discours, et même que la musique est un langage accessible à quiconque en maîtrise un tant soit peu la grammaire.


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Commençons par revenir sur le concept d’origine, que nous avons sans doute trop employé sans l’avoir défini au préalable. Etymologiquement, l’origine signifie la source, le lieu du commencement, le lieu de la naissance. Tenter de retrouver l’origine d’une œuvre musicale reviendrait donc à discerner une à une les étapes de sa création afin de remonter au plus près de cette source. Si une telle démarche paraît réalisable en littérature et dans les arts picturaux, où des traces subsistent parfois sous forme d’esquisses ou de brouillons [1], la musique, art immatériel par excellence, semble l’interdire la plupart du temps, à plus forte raison encore dans le domaine du jazz, qui s’accommode mal de l’écrit. La finalité de la critique génétique n’est pourtant pas de fixer l’origine historique de l’œuvre, mais d’isoler les mécanismes de création et d’établir un lien entre l’œuvre finie et la méthode propre à l’artiste.
L’écoute musicale considérée comme « fétichiste » par Olivier n’a pas non plus vocation à reconstituer l’événement originel. Certes, l’interprétation d’une œuvre comporte inévitablement une importante part de subjectivité, comme me l’avait fait remarquer Stéphane Beauverger à propos de ma brève étude stylistique de Chromozone : l’analyse forme nécessairement en elle-même un semblant d’œuvre qui se dissocie clairement de son support. J’ai vu dans Chromozone ce que j’y voulais voir. Mais il n’empêche que tout cela y était. Eh bien, il en va exactement de même en musique. La mélodie n’est pas une gangue vide, une forme dénuée de substance, et il n’est nul besoin de remonter à sa source, par exemple en interrogeant son auteur ou en spéculant sur sa pensée, pour en percevoir le sens. Il se peut même que cette cohérence échappe parfois à la volonté de l’artiste, et que certaines figures fassent sens à son insu. Horace le savait, comme d’autres avant lui, et comme plus récemment Ronsard ou Agrippa d’Aubigné : l’œuvre, une fois publiée, constitue un fragment du monde, elle n’appartient plus à son auteur.
Mais il ne s’agit pas ici de glorifier encore une fois le palimpseste. Car si l’origine de l’œuvre s’efface, il en va tout autrement du principe que lui insuffle l’artiste, et qui reste perceptible dans l’œuvre finie grâce à un ensemble de conventions communes. Au-delà de l’événement créateur contingent qu’implique la notion d’origine, le principe de l’oeuvre ne s’inscrit dans aucune temporalité singulière ; il lui confère sa propre nécessité et sa cohérence interne. Dans la musique tonale traditionnelle, cette nécessité repose sur un nombre limité de figures définitivement fixées à l’écrit, pour la majeure partie d’entre elles, par Jean-Sébastien Bach, sous la forme du langage musical que l’on connaît, réglé par un système d’intervalles entre les différentes fréquences phoniques fondamentales, appelé harmonie, et un ensemble de valeurs temporelles appelé rythme. La musique dite contemporaine substitue la plupart du temps à ce système traditionnel les lois scientifiques liées à la propagation du son ; parfois, elle s’attribue une posture de transgression qui l’amène encore, malgré les apparences, à se définir par rapport au système traditionnel. Il est bien évident qu’une unité harmonique ou rythmique ne saurait constituer en elle-même une unité sémantique, n’en déplaise à ceux qui considèrent chaque tonalité comme l’évocation sonore d’une nuance de l’arc-en-ciel, et à moins de se trouver associée à un texte ; en revanche, une mélodie jouée forme à n’en pas douter une unité syntaxique, autrement dit une phrase, avec sa progression interne, ses accélérations, ses pics d’intensité et ses relâchements.
C’est donc toujours sous la forme d’un langage, arbitraire ou non, que se présente la musique. La difficulté réside plutôt dans la question de la finalité de ce langage : la musique vise-t-elle à produire un discours, ou tend-elle uniquement à stimuler les sens de l’auditeur, à lui procurer du plaisir ? L’horizon ultime de cet art serait alors la musicothérapie : la musique, ça fait du bien par où ça passe. Ça détend, ça réveille ou ça soigne ; mais ça ne dit rien. Voilà le jazz ravalé au rang de « musique d’ambiance », voire pour certains de « musique d’ascenseur ». Le principe de la mélodie serait uniquement structurel, et à défaut de constituer une forme discursive, l’improvisation se résumerait à un développement ludique, à une ornementation gratuite, voire à un vague prétexte à la réitération de la progression harmonique. La musique la plus significative serait celle qui déploie les fréquences sonores les plus fortes, les plus insolites, ou par procuration celle qui constitue la trame de fond d’un texte. Et l’oeuvre de Bach se résumerait, comme on l’entend parfois, à une somme d’opérations mathématiques plus ou moins complexes.


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Comment prouver, donc, que la mélodie constitue une forme discursive à part entière, sans pour autant prétendre assimiler chaque note à une unité sémantique autonome ? Écoutons justement le Prélude de la seconde Suite pour violoncelle de Bach, par Paul Tortelier.


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Une triade mineure, , fa, la, ouvre le développement en faisant apparaître, sur les trois premiers temps de la mesure l’harmonie dominante de l’œuvre, ainsi que son rythme ternaire. La suspension du la accentue cette dimension inaugurale de l’accord de ré mineur réduit à sa plus simple expression ; l’interprète a choisi d’associer à ce dépouillement un piano déposé par nappes successives, l’archet léger encore, mais la main gauche vibrant déjà des variations à venir. Puis le mouvement de la phrase s’amplifie et s’accélère, contrarié pourtant par l’arpège diminué qui se prolonge et s’envole puissamment vers le forte ; ayant atteint son paroxysme, la phrase s’achemine vers sa fin, la tension décroît dans des intervalles plus réduits, jusqu’à une courte transition vers la première variation. Ces quelques mesures ont vu le motif de départ (, fa, la) s’enrichir et se déployer sous la forme d’un groupe de cinq croches séparées par le même intervalle de tierce, avant de s’éteindre dans un court mouvement  descendant, sous une forme plus ramassée et décalée sur les trois derniers temps (do, si, la). La même figure se reproduira sous l’une ou l’autre de ces formes à chaque moment clé du morceau (0:44 ; 1:27 ; 2:03 ; 2:18 et 2:25 ; 2:30), jusqu’à son sommet paradoxal qui prend la forme d’une stase (2:48), c’est-à-dire d’un arrêt complet du temps musical. L’ensemble de ce Prélude, à l’image du motif de départ, signifie en premier lieu le commencement. Ce constat n’a rien de révolutionnaire, il paraît même redondant : un Prélude, certes, coïncide avec le commencement de la musique. Mais au moyen d’un rythme ternaire et de variations harmoniques autour de l’accord de ré mineur, cette pièce, à sa manière, dit l’absolu du commencement. Il en constitue une figure sacralisée, comme la plupart des Préludes de Bach – d’où, peut-être, la fascination du grand public pour ces pièces inaugurales.
La mélodie ne se limite pas à l’immanence de la sensation, elle ne se contente pas de se replier sur elle-même en signifiant sa propre apparition ; mais, découpant l’écoulement des secondes en mesures, elle s’érige en métaphore du temps. Elle s’inscrit dans le temps et finit par s’y substituer, la pulsation remplace  la course de la trotteuse et entraîne l’auditeur dans une narration à part entière dont la matière paradoxale est faite d’intervalles et de silences, avec sa propre temporalité, ses accélérations et ralentissements, ses pics d’intensité et ses plages de désolation, mais sans que ce pur mouvement puisse jamais se réifier sous une forme dicible. La musique pourrait alors être comprise, m’écrit Bruno, comme « la langue même de l'immanence bien comprise : celle d'une intériorité qui se préoccupe uniquement de ses forces de surgissement et de devenir, sans tout de suite se déposer dans un monde, dans la chosification et la sédimentation qu'est l'édification d'un monde. L'immanence bien comprise, c'est le retour de la transcendance à son berceau, c'est la grande jonction réconciliante ; ce serait l'explosion jadis en allée qui revient à sa propre origine sans avoir jamais perdu en chemin, sans s'être réifiée nulle part, le moment où l'objectivation ne signifie plus l'arrêt corrélatif de la subjectivation ou de la vie du sujet. »


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Cet air, à n’en pas douter celui de la reproductibilité technique, puisqu’il s’agit d’une piste enregistrée à Rome, autour de 1950, ne doit pas nous induire en erreur : Time on my hands interprété par Django Reinhardt n’est pas ontologiquement équivalent à un enregistrement de Radiohead, Leonard Cohen ou Paul Tortelier. Aucun jugement de valeur dans cette assertion, simplement une distinction d’ordre générique : parmi les formes du discours musical, le jazz développe une forme singulière nommée improvisation. La simple équivalence de format ne doit pas nous tromper sur le statut véritable de l’improvisation, dont la singularité tient à son caractère non interprétatif. L’absence de partition n’empêche nullement la détermination de ce discours par une technique bien précise, ainsi qu’un ensemble de conventions fixées par la tradition occidentale ; mais plutôt que de s’approprier un discours écrit à l’avance, Django crée, parfois tâtonnant, souvent inspiré, une mélodie nouvelle où l’on reconnaît des procédés, des intervalles, des syntagmes qui lui sont propres : des dissonances veloutées, résolues avec une élégance insolite en fin de phrase. L’improvisation n’est plus le lieu de la réalisation d’un discours prédéfini, mais un espace vierge que traverse sur le mode du surgissement un discours subjectif. Le tout forme au bout du compte la trace d’un présent inaccessible en tant que tel à l’auditeur, mais élevé par la grâce de l’improvisation au rang de figure, d’hapax métaphorique dont l’accession à l’universalité en tant qu’œuvre d’art ne contrarie aucunement sa dimension éminemment singulière. Et si l’événement d’origine s’efface, le principe discursif de sa métaphore musicale, lui, reste lisible jusque dans la structure du chorus. Le pianiste Laurent de Wilde, qui a fait de la chanson The Present le centre de son oeuvre, l’a parfaitement compris : le jazz est l’art de métaphoriser le présent.
Comme le rappelle Olivier, ce même jazz, s’il érige l’improvisation au rang de principe directeur, n’en détient pas pour autant l’exclusivité : sur scène, les musiciens prennent souvent plaisir à introduire des variations dans leur mélodie, éprouvant peut-être face à l’intensité d’un moment le besoin de le singulariser avec ferveur, de l’immortaliser. Si le Suzanne de l’Olympia, chanté en 2008, est si différent de celui de 1967, ce n’est sans doute pas uniquement à l’insu de Leonard Cohen : la part qu’il accorde consciemment à l’improvisation fait du Suzanne de 2008 un hapax, au même titre que celui de 1967. L’improvisation musicale, pour peu qu’elle soit enregistrée, ne se contente pas de métaphoriser le présent : elle grave son surgissement dans le marbre.

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[1] Même dans les cas où un ou plusieurs brouillons subsistent, cette démarche trouve rapidement ses limites, car l’essentiel de la méthode qui y est associée réside nécessairement dans la reconstitution du passage d’une étape à l’autre : c’est sans doute dans ces zones d’ombre que s’effectue en réalité le processus créateur, dont le brouillon ne fait que figer le mouvement à un moment donné.


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