Les savants foldingues

Publié le 24 février 2009 par Jlk


Les arpenteurs du monde, ou l'érudition pétulante de Daniel Kehlmann 

Une idée aussi répandue que sotte voudrait qu'un best-seller répondît à des critères standards, alors que rien n'est moins prévisible qu'un grand succès de librairie qui allie qualité et popularité. Une nouvelle preuve en est donnée par Les arpenteurs du monde du jeune écrivain allemand Daniel Kehlmann, qui a fait un tabac fumant en Allemagne avec plus d'un million d'exemplaires vendus et l'acquisition de ses droits pour une trentaine de traductions. Or le moins qu'on puisse dire est que le thème du roman n'a rien d'accrocheur a priori: ni violence ni sexe, mais le récit alterné des mésaventures de deux illustres savants de la fin du XVIIIe siècle allemand: le naturaliste-explorateur Alexander von Humboldt et le mathématicien génial Carl Friedrich Gauss.
Relevant du gai savoir fantaisiste plus que de la reconstitution fidèle, le roman confronte deux façons d'explorer le monde à la fois opposées et complémentaires – Humboldt sillonne et cartographie le monde du fin fond de l'Amazonie au bout des steppes sibériennes, tandis que Gauss scrute les nébuleuses mathématiques ou les galaxies physiques sans quitter ses savates – et deux attitudes par rapport à la science: l'optimisme scientiste pour Humboldt, et le scepticisme plus humble pour Gauss.
Un récit effréné

Dès les premières pages du roman, où l'on voit le vieux Gauss râler comme un schnock à l'idée d'avoir à se pointer à Berlin (nous sommes en 1828) à un congrès de naturalistes où le convie Humboldt en qualité d'invité d'honneur, l'irrésistible drôlerie du récit se mêle au plaisir de la découverte. Car le titre du roman tient bientôt sa promesse: c'est le monde que le lecteur va bel et bien arpenter au fil des investigations alternées des deux inénarrables savants.
D'un côté, voici donc Humboldt l'aristo craignant les femmes, naturaliste curieux de tout, géographe parti pour mesurer le monde entier de la première colline de Salzburg à la plus insondable grotte pleine d'oiseaux-radars d'Amérique du Sud, dont les expéditions cocasses évoquent à la fois Rodolpe Töpffer en ses zigzags loufoques et Blaise Cendrars au plus long cours. De l'autre, issu de milieu populaire: le farouche Gauss qui sidère son maître d'école dès l'âge de huit ans, multiplie les découvertes que ses profs publient sous leur nom avant que son premier maître-ouvrage n'en fasse le prince des mathématiciens européens. Si la trajectoire de von Humboldt, ami de Goethe et frère d'un éminent diplomate, recoupe celle des grands de ce monde, le parcours de Gauss est à la fois plus individualiste et plus familial, d'une première femme adorée aux tribulations d'un fils tenté par les idées nouvelles qu'il tyrannise et force à se refaire une vie meilleure en Amérique.
Tissé de malice, le roman du trentenaire Daniel Kehlmann évoque une Allemagne éminemment cultivée que l'on n'imagine pas, évidemment, régresser un jour dans la barbarie. Avec un clin d'œil à chaque paragraphe, le romancier ne cesse cependant de montrer, chez ses deux protagonistes, les aspects tout humains de vieux gamins égomanes ou de tyrans domestiques, de même que les Lumières philosophiques de l'époque (Kant toussote encore dans son coin) vont de pair avec de vraies ténèbres politiques ou policières. La satire est souvent carabinée, mais la tonalité du livre reste débonnaire, avec une nuance plus mélancolique sur la fin. Il en découle un immense plaisir de lecture, qu'on se réjouit de voir si largement partagé…
Daniel Kehlmann. Les arpenteurs du monde. Traduit de l'allemand (magnifiquement) par Juliette Aubert. Actes Sud, 299 pp.
Cet article a paru dans l'édition de 24 Heures du 9 janvier 2007.