Magazine Journal intime

Autodictée

Publié le 27 février 2009 par Mélina Loupia

30 ans.
Je peux même dire jour pour jour tellement il faisait froid ce jour-là.
Oui, le port de la cagoule en laine pour cause de grand froid, ça traumatise, donc forcément, ça marque l'esprit et surtout aussi le front.
Tous les vendredis matin, on y avait droit.
La veille, sur le cahier de devoir, la maîtresse  qui sentait bon le fond de teint écrivait en rouge l'autodictée à apprendre par coeur pour le lendemain matin.
Elle écrivait au feutre rouge à pointe fine la phrase qui ferait de nous les félicités ou les ânes bâtés du week-end.
" La vipère est un reptile dangereux et mord avec ses crochets."
Pas facile-facile, 2 propositions, un pronom possessif, du pluriel.
Mais c'était l'occasion pour moi de piller la boite à bons points pour choper l'image, qu'au bout de dix, on avait carrément la cagnotte. En l'occurrence,  y avait "La petite poule rousse" en jeu. Alors s'agissait de pas se louper.
J'avais passé la soirée à m'entraîner.
Parce que non seulement il fallait connaître la phrase sur le bout des doigts, mais encore l'écrire en s'appliquant parfaitement, sans déborder de la grosse ligne ni de l'interligne.
La rature était proscrite et le point final devait se faire voir.
C'est qu'on était déjà en mars, le second trimestre était passablement bouclé et les choix de carrière imminents.
Je me devais donc de m'emplâtrer la perfection.
Je pense avoir copié et recopié un cahier de brouillon en papier recyclé entier.
Je savais d'ores et déjà que la vipère, ça tue. Au moins ça.
Le lendemain matin, les yeux bouffis de révision et de sommeil agité passé à combattre l'ignoble Léviathan dans la baignoire remplie de fond de teint, armée d'énormes crochets à napperon plantés dans la gueule, prêt à injecter son venin dans le cul de la poule, je m'assieds à ma place, tout devant, collé au bureau de la maîtresse, en parfaite lèche-cul. (trop de cul tue le cul.)
Pour l'occasion, le décor était planté, en la matière du tableau à 3 volets replié sur lui-même, cachant la phrase parfaite tant convoitée.
Sur le bureau, la boite à bons points, à image et le livre mis en évidence.
"Bras croisés, assis sans bouger."
Le brouhaha ne dure que quelques secondes, le temps pour la marmaille de ranger ses bras sous les aisselles et de visser les fesses sur les chaises.
"Ouvrez vos cahiers et écrivez en noir, quand je dis stop, on ferme les cahiers et bras croisés assis sans bouger."
Alors même qu'il ne m'aurait fallu qu'une minute pour aller du début à la fin de la phrase, ma main s'est tordue, le stylo s'est fait de plomb lorsqu'il s'est agit d'écrire le mot "vipère".
Incapable de faire la liaison entre le v et le i.
Mon cerveau refusait de commander à ma main la pression nécessaire sur le stylo pour pomper l'encre et faire la jolie boucle censée unir à jamais le v et le i.
"J'en vois qui ont déjà terminé..."
La sueur perle sur mon front, l'estomac me sonne le glas et mon cerveau tente l'évasion dans ma tête.
Mais je ne pouvais pas passer à côté de La petite poule rousse pour une sale vipère. Il me fallait absolument passer cet obstacle.
J'ai actionné ma pompe à salive, toussoté, mis ma phrase à peine commencée entre parenthèses puisque la rature était proscrite, ai sauté une ligne et me suis lancée sans filet.
"La couleuvre est un reptile gentil et a pas de crochets."
"Fermez les cahiers, assis et bras croisés."
Lorsqu'elle a ouvert le tableau, un flot de larmes a noyé mes yeux, je venais de réaliser mon erreur et probablement mon excès de confiance ou ma prise risquée d'initiative.
La coutume voulait que la maîtresse corrige les autodictées pendant la récréation, glissant dans le cahier à la page de l'exercice le bon point mérité ou la punition infligée, en l'espèce de la phrase à recopier 5 fois.
Je n'ai pas bougé d'un angle sombre du préeau ce matin-là.
Quand le sifflet a retenti à la fin de la pause, j'aurais tout donné pour ne plus me trouver dans l'enceinte de l'école.
Je gagne ma place lentement et ne réponds même pas aux quolibets habituels qu'on attribue trop facilement aux bons, trop bons élèves, la catastrophe qui m'attendait allait enfin les faire taire, je serai le nouveau cancre d'ici quelques secondes.
"Ouvrez les cahiers, assis bras croisés."
J'ai refusé de m'exécuter.
Elle s'est penchée sur mon épaule.
"Le tien, je vais l'ouvrir moi-même, pour montrer à tout le monde l'exploit du jour."
Crucifiée.
Le bon point n'était pas caché entre deux pages.
Elle a lu ma phrase à l'assemblée prête à me lyncher de rires moqueurs et destructeurs.
"Je ne veux rien entendre."
Elle est remontée sur son estrade, s'est dirigée vers les lots à gagner et m'a remis La petite poule rousse.
Il me manquait encore 6  images, soit 60 bons points pour l'obtenir.


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