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La double vue de l’aveugle
Publié le 05 mars 2009 par JlkRECIT Brigitte Kuthy Salvi vit dans la nuit depuis l’âge de 15 ans. De ce qui lui a été arraché, la non-voyante a tiré Double lumière, un livre qui donne à mieux voir…
Dans la vie de Brigitte Kuthy Salvi, il y eut un AVANT, suivi d’un APRÈS. Avant, c’est le souvenir d’une petite fille à laquelle son grand-père, sous le ciel étoilé de Carthage, fait découvrir la «couleur nuit » ou, lors d’une balade, lui dit « viens, sens cette belle de nuit».
« J’ai tellement aimé voir ! », dira-t-elle… après. Mais avant, il y aura une première alerte, à onze ans, avec un premier décollement de rétine. « J’avais été opérée et je souffrais de la terrible interdiction de lire durant des semaines ». Suivra un répit durant lequel, amoureuse de peinture, elle commencera elle-même de peindre, jusqu’à ce soir fatal de sa quinzième année où son chirurgien ophtalmologue, lui annonçant l’échec d’une nouvelle opération, lui avoue qu’il ne peut plus rien pour elle. Alors elle : « Je l’ai consolé comme j’ai pu en me montrant reconnaissante de ce qu’il avait tout tenté pour que ma vie ne bascule pas dans cette obscurité terrifiante ».
Et c’est l’après: « Pas une belle nuit noire qui invite au voyage » mais la peur, l’immédiate peur de s’endormir, les bouffées d’angoisse, les moindres bruits inquiétants, la panique à l’idée de perdre toute indépendance (surtout « que personne ne me prenne en pitié »…) et pourtant le recours aux autres, aux gestes parfois bouleversants, et son propre dédoublement : la Brigitte d’avant qui prend la main de l’aveugle…
L’histoire n’est pas ordinaire, même rapportée à la statistique: environ 80.000 à 100.000 déficients visuels sur l’ensemble de la population suisse, entre 10.000 et 20.000 personnes suivies par des institutions spécialisées, 10% environ de celles-ci aveugles, 8 à 10% handicapées de la vue de plus de 74 ans. Autant de chiffres qui ne disent rien d’une réalité dont les voyants n’ont qu’une vague idée. Témoignages et reportages documentent certes les états du handicap, de l’aveugle de naissance aux victimes d’une cécité progressive. Rares, cependant, ceux qui nous font percevoir le drame « de l’intérieur». Plus rares encore les récits qui disent à la fois la souffrance physique et psychique de l’aveugle, mais aussi ses révoltes et ses espoirs, ses façons de passer de la peur et de la rage initiales à la vie partagée, active, constructive, ouverte à l’amour et à tout ce qui «reste» malgré la vue perdue.
A cet égard, le récit de Brigitte Kuthy Salvi a quelque chose d’exemplaire. Pas tant pour la «performance» de la femme devenue avocate, ni pour sa façon de célébrer « ce qui reste », mais pour dire aussi ce que la cécité lui a apporté. « Depuis longtemps, explique-t-elle, tout ce qui se rapporte à la vue, et à ce qu’on ne voit pas même avec de bons yeux, me préoccupait, mais ce n’est que depuis trois ans que l’envie de casser ma solitude par l’écriture a trouvé sa forme, par fragments courts où je m’efforce de suggérer, de frôler les thèmes plus que de les traiter ».
Rien pourtant d’évanescent dans ce récit qui dit les choses avec une sobre netteté. La double lumière fait certes allusion au dédoublement intérieur de l’aveugle, mais aussi à certaine Leila, « reine de la nuit » de la mystique soufie. Pourtant la « double vue » ne serait rien sans un combat terre à terre contre le handicap, mais aussi contre les autres et contre soi : dans les difficultés de l’adolescence et du réapprentissage, des études et de tous les emmerdements auxquels les voyants ne pensent même pas. Avec l’aide des siens, de ses frères et sœurs, de son compagnon dont elle perçoit le regard avec une saisissante acuité. Et de remarquer qu’il est des aveugles qu’elle ne rencontre pas mieux que certains voyants. Et de venir vers nous du même coup…
« Si la vue m’était rendue, ce qui est complètement improbable dans mon cas, je me demande parfois ce que je voudrais garder de moi aveugle», remarque enfin Brigitte Kuthi Salvi, reconnaissante jusqu'à l’initiation que lui a valu son mal. Grande leçon d’humanité…
Une nuit scintillante de mots
« On ne voit bien qu’avec le cœur », écrivait Saint-Exupéry. Vérité d’une pleine évidence mais parfois devenue poncif, et peut-être incomplète. Car on voit aussi avec les yeux du corps et de l’esprit: c’est tout un, se dit on en pénétrant dans le labyrinthe de Double lumière, tissé d’ombres lourdes et de peines, mais aussi d’allées plus légères (parfois illusoires, quand on retombe sur les angles durs des murs et des objets) et d’échappées vers le ciel des émotions, entre autre regards sur l’énigme de la création.
Quand on lui demande pourquoi la musique n’est pas plus présente dans son livre, alors qu’elle va visiter des musées, évoque des films (y compris celui qu’elle a failli tourner) ou sa « rencontre » avec la sculpture de Giacometti, Brigitte Kuthy Salvi remarque justement que la musique est tout en elle et ne lui a jamais posé la moindre question, modulée en revanche dans ses mots. « Ce qui m’importe est de voir au-delà de la vue », dit en outre l’auteur de Double lumière, nous rejoignant alors par-delà son handicap.
C’est en effet un livre de communion et de transmission que Double lumière qui nous aide, paradoxalement, à mieux voir…
Brigitte Kuthy Salvi. Double lumière. Préface de Michel Cazenave. Editions de L’Aire, 161p.
En dédicace à Lausanne : librairie Payot de Pépinet, le 19 mars, dès 17h.
Image: Philip Seelen