Il était huit heures et nous étions pieds nus dans l'épaisse moquette blanche. Nos chemises de nuit figuraient d'aériennes robes de princesse et le canapé un pont-levis qu'il fallait relever à temps. C'était un clic-clac dont nous avions abaissé le dossier. Lorsque les Indiens surgissaient, nous nous jetions de toutes nos forces sur l'assise qui s'abattait avec fracas sur son socle. Le choc nous projetait parfois sur le sol et nous roulions, blessées à mort par les flèches de nos ennemis. Pourtant, courageuses jusqu'à notre dernier souffle, nous ne tardions pas à nous relever et à les affronter. Nos têtes dépassaient du dossier et nous jetions sur nos reflets dans le miroir coussins, lunettes et livres.
Ensuite, désœuvrées, nous allumions la télévision. C'était bien plus délicat que de défendre un château-fort ; l'une de nous devait faire le guet à la porte du couloir tandis que l'autre baissait le son dès l'allumage. Une seconde de retard et ma mère risquait d'entendre que nous enfreignons son interdiction de regarder, seules, le petit écran. Les voix maintenues à un niveau à peine audible, nous nous collions à l'image glaciale d'un couple aux trop grands yeux, qui remuait la bouche sans qu'aucune autre partie du visage ne frémisse.
Vaguement, nous saisissions des bribes de l'intrigue alambiquée. Mais ce qui nous impressionnait plus que tout c'était la tension sexuelle, palpable, qui régnait entre les acteurs. La jeune femme secouait ses longs cheveux blonds, elle haussait la voix qui restait sourde, comme tamisée. Son visage se détachait sur les flammes rougeoyant dans la cheminée, elle était en colère mais pas vraiment. L'homme lui ne bougeait pas. Il ne tendait pas la main, ne décoiffait pas son brushing et ses yeux parlaient à sa place ; par moment, ils semblaient prêts à sauter de leur orbite à force d'exprimer des choses que l'on ne peut dire. Quand la femme se calmait, après une dizaine de minutes, il s'approchait et l'enlaçait. Elle criait encore un peu, le giflait avant qu'il ne plaque ses larges épaisses sur les siennes. L'épisode était terminé.
Les dessins animés ne nous disaient rien. Des espèces de petits bonshommes en tenue de judokas s'excitaient pour rien, poussaient des cris et pirouettaient. J'aimais bien le beau garçon seul dans sa navette spatiale - avait-il un bandeau sur un œil ou une jambe de bois ? - mais nous ne comprenions pas grand chose ayant manqué la plupart des épisodes. Alors, bien avant que notre mère ne se lève pour de bon, nous éteignions sagement le poste de télévision.
Une fois nous décidâmes de lui préparer son petit déjeuner. Nous beurrâmes ses cracottes jusque dans les coins et mélangeâmes son café soluble avec du lait chaud. Puis je m'emparais du plateau. Anna, devant moi ouvrait les portes. De son lit, ma mère nous vit, surprise. Elle eut juste le temps de dire Oh, il ne fallait pas, ça va faire des miettes dans mon lit ; je butai sur ses pantoufles et le plateau chuta.
(A suivre...)
Peinture : David Graeme Baker