Quiconque voudrait voyager en Patagonie par la lecture, devrait le faire au moyen du récit de Bruce Chatwin, l’écrivain-voyageur type, ce baladin aventurier qui décida de partir, un jour, de Londres, où il exerçait le métier d’expert chez Sotheby (en tableaux impressionnistes), en suivant le conseil de son ophtalmologiste, qui pour tout remède à ses problèmes de vue, ne voyait qu’une solution : « partez contempler les plus vastes étendues ».
Chatwin commença par l’Afrique. Tout de suite il se mit à écrire (« Anatomie de l’errance ») et fut convaincu de la nécessité d’une vie pérégrine. Chatwin eut une vie trop courte : décès du sida à quarante-huit ans dans un coin de Provence. Les derniers temps, il ne pouvait plus marcher. Il se mit à travailler à un opéra sur Rimbaud. Ca tombait bien : les deux avaient eu une vie aventureuse, les deux sont morts à peu près au même âge, les deux avaient des problèmes de jambes.
C’était en allant rendre visite à l’architecte et « designer » Eileen Gray, qu’il avait découvert la Patagonie, sous forme d’une carte épinglée à un mur. « Allez-y pour moi » lui dit la vieille dame. Il prit aussitôt le premier avion pour Buenos-Aires. Il en ramena le livre, publié en 1977.
La Patagonie d’autrefois était évidemment moins touristique qu’aujourd’hui. Elle était habitée d’hommes (et vraisemblablement de femmes) rudes, occupés à l’entretien des immenses troupeaux, avec parmi eux des originaux, des individus traqués qui venaient chercher refuge au bout du monde. Chatwin parle beaucoup de ces êtres hors normes : les Antoine de Tounens, les Thomas Bridges, les Radowitzky, les Soto… sans compter l’éternelle résurgence de ce couple qui visiblement hante encore tout le continent américain : Butch Cassidy et The Kid, ni l’inattendue histoire de Jemmy Button, l’indien capturé par les Anglais lorsqu’il était enfant, qui s’adapta à la société anglaise, puis revint au pays pour abandonner totalement ses habitudes « civilisées » et commit un meurtre horrible en tuant au moins huit fidèles blancs dans une église anglicane d’Ushuaïa. Je trouve drôle, sachant cela, que la boutique de souvenirs pour enfants (tee-shirts pour deux ans et pingouins en peluche), près de la librairie, dans la rue du 25 mai, porte justement le nom de Jemmy Button… A propos de pingouins, Chatwin raconte l’affreuse histoire de l’expédition de Cavendish, en 1593 (à bord du navire « Desire ») qui à bout de vivres et après des mutineries accosta à ce qui est aujourd’hui Port Desire (Puerto Deseado). Les hommes se livrèrent à un massacre de manchots (les pauvres bêtes n’avaient jamais connu d’ennemis naturels et ne se méfièrent pas), qu’ils transformèrent en conserves à bord du bateau. Las, mal leur en prit : des milliers de vers se répandirent au cours du voyage, qui s’en prirent évidemment aux chairs mais aussi au bois, au flan du bateau. Vengeance des manchots.
(Parc Torres del Paine, camping Grande Paine)
Je crois que je pourrais aimer Chatwin pour cette seule phrase :
« Les albatros et les manchots sont les derniers oiseaux que je voudrais tuer ».
A la fin, cette défense du voyage :
” L’acte de voyager contribue à apporter une sensation de bien-être physique et mental, alors que la monotonie d’une sédentarité prolongée ou d’un travail régulier engendre la fatigue et une sensation d’inadaptation personnelle. Les bébés pleurent souvent pour la seule raison qu’ils ne supportent pas de rester immobiles. Il est rare d’entendre un enfant pleurer dans une caravane de nomades. (…) “Notre nature, écrivait Pascal, est dans le mouvement. La seule chose qui nous console de nos misères est le divertissement.” Divertissement. Distraction. Fantaisie. Changement de mode, de nourriture, d’amour, de paysage. Sans changement notre cerveau et notre corps s’étiolent. L’homme qui reste tranquillement assis dans une pièce aux volets clos sombrera vraisemblablement dans la folie, en proie à des hallucinations et à l’introspection. Des neurologues américains ont étudié des électroencéphalogrammes de voyageurs. Ils y ont constaté que les changements d’environnement et la prise de conscience du passage des saisons au cours de l’année stimulaient les rythmes du cerveau, ce qui apportait une sensation de bien-être et incitait à mener une existence plus active. Un cadre de vie monotone, des activités régulières et ennuyeuses entraînaient des types de comportement produisant fatigue, désordres nerveux, apathie, dégoût de soi-même et réactions violentes. ”
Le Fitz Roy