Le siège de l’Aigle de Carlos Fuentes, une lucide et fascinante illustration de la passion politique
Nous sommes au Mexique en 2020, sous le règne du sage président Lorenzo Teran, au moment où, celui-ci ayant refusé de cautionner l’occupation militaire de la Colombie par les Etats-Unis, et soutenant par ailleurs l’augmentation du prix du pétrole par l’OPEP contre l’avis des USA, voit son pays puni par ceux-ci qui paralysent, d’un jour à l’autre, tout le système de télécommunications. L’effet collatéral de cette mesure est de forcer les gens à communiquer par lettres, déclenchant du même coup ce roman qui revitalise le genre épistolaire puisqu’il sera simultanément chronique d’une lutte pour la succession du Président (lequel doit être remplacé en 2024), récit d’une conquête amoureuse stendhalienne (un Julien Sorel à la mexicaine mis au défi par une femme supérieurement manipulatrice) recoupant de multiples intrigues de cour ou d’alcôve, réflexions de haute volée (nourries de Plutarque, Platon et Machiavel, entre autres) sur l’histoire contemporaine et l’art de la politique - tout cela porté par une ligne narrative d’une parfaite clarté, avec un mélange d’humour et de réalisme jamais cynique (même si certains des personnages le sont diablement) qu’oriente une grande connaissance des êtres et de la « nécessité».
La passion politique habite la magnifique Maria del Rosario Galvan, qui fut la compagne de l’actuel ministre de l’Intérieur, Bernal Herrera, type du «juste » humaniste et réservé en lequel elle voit le successeur idéal du Président. A cette fin, elle imagine de se servir (ad interim) d’un jeune homme brillantissime, Nicolas Valdivia, dont elle entreprend l’éducation politique (en lui promettant autre chose « plus tard ») et qui va bel et bien se retrouver au pouvoir en exerçant ses propres talents de jeune fauve sans états d’âme. Un peu comme s’il décortiquait un artichaut, dont chaque lettre du roman représenterait une feuille, le lecteur va découvrir peu à peu, et par le jeu de miroirs de leurs divers correspondants, à travers leurs actes et leurs feintes réciproques, qui sont Maria et Nicolas, avec leur passé respectif et leur drame secret.
Entre Dumas et Goya
De la même façon, tous les personnages du roman se dévoilent progressivement, autant par ce qu’ils écrivent que par ce que d’autres lettres apprennent au lecteur, lequel reconstruit finalement l’ensemble du tableau sans la moindre difficulté. Le Président lui-même, et l’intègre Bernal Herrera, comme l’énigmatique Ancien des Arcades (qui rejoue le Masque de fer à sa façon) distillant ses sentences à la manière d’un sage antique, conservent une sorte d’immobilité hiératique, tandis que s’agitent les masques de la Comédie. Et c’est le gluant Tacito de La Canal, directeur de Cabinet du Président dont il lèche les bottes en rêvant de le remplacer, après avoir « couvert » une arnaque financière sans pareille; c’est le fascisant Général Cicero Arruzza n’en pouvant plus de se retenir de casser de l’étudiant ou du paysan ; c’est César Leon l’ancien Président fomentant son retour en multipliant les alliances louches; ou c’est « La Pepa », nymphomane passant d’un homme fort à l’autre. Or, loin de se réduire à des caricatures, tous ces personnages (et il y en a encore beaucoup d’autres non moins bien dessinés à la Goya) ont une histoire personnelle que le romancier détaille de feuille en feuille, jusqu’à nous laisser goûter au cœur de l’artichaut…
Toute l’œuvre romanesque de Carlos Fuentes est placée sous le signe explicite du Temps, décliné en Temps des fondations (Terra nostra), en Temps révolutionnaire (La mort d’Artemio Cruz) ou en Temps politique (La tête de l’hydre et Le siège de l’aigle), notamment. Or ce qui saisit une fois de plus, à la lecture du Siège de l’aigle, c’est la profonde empathie, la bonté fondamentale de l’écrivain, dénuée de tout sentimentalisme, qui n’en finit pas de parier, sans illusions sur la foire aux vanités, pour un temps plus humain.
Carlos Fuentes. Le siège de l’aigle. Traduit de l’espagnol (Mexique) par Céline Zins. Gallimard, coll. Du monde entier, 443p.
Carlos Fuentes. Territoires du temps ; une anthologie d’entretiens. Gallimard, Arcades, 393p.
Cet article a paru dans l'édition de 24Heures du 6 décembre 2005.