Je me suis exprimé il y a un mois sur la grève dans l’enseignement supérieur et la recherche. J’ai alors soutenu qu’il fallait faire grève parce que, estimais-je, le décret sur les enseignants-chercheurs ouvrait une brèche dans la tradition d’indépendance des universitaires par rapport à leur employeur direct (en l’occurrence leur président d’université). J’ai soutenu ce point de vue de bonne foi. Plus tard, je me suis rétracté en partie car je me suis rendu compte que, ce faisant, on faisait la part belle aux enseignants dits « chercheurs » qui, à côté de leur activité d’enseignement, consacraient allègrement le reste de leur temps à tout autre chose que la recherche (mais à des activités plus juteuses, pouvant éventuellement inclure des montants pharamineux d’heures supplémentaires, dont un grand nombre souvent n’existaient que sur le papier). Bref, cette grève était en définitive corporatiste. Il ne fallait pas voir d’autre cause d’ailleurs au fait que les étudiants, d’habitude si enclins à emboîter le pas, restent, à cet instant, singulièrement passifs, certains arguant même du peu de soutien qu’ils avaient reçu l’année précédente contre la Loi dite « LRU » de la part des enseignants pour refuser d’entrer dans le mouvement. Il y avait là un bât qui blessait certains de mes chers collègues. Qu’à cela ne tienne, ont-ils pensé, on va entraîner les étudiants dans la grève en leur parlant d’un sujet qui les préoccupe : la réforme de la formation des maîtres (car bon nombre d’étudiants, il est vrai, viennent à l’université pour présenter le concours d’entrée à l’IUFM). Ce projet gouvernemental, qu’on appelle, pour faire bref la « masterisation », consiste, après avoir supprimé lesdits IUFM, à organiser la formation des enseignants du primaire au sein de l’université, dans des « masters » (bac + 5) spécialement conçus à cet effet. Dans un premier temps, un tel projet a rencontré les faveurs du monde universitaire pour des raisons bien simples : tout le monde (de gauche comme de droite) s’entendait assez bien pour juger la formation au sein des IUFM de médiocre qualité. Je n’ai jamais rencontré un professeur des écoles, formé à l’IUFM, qui m’ait dit du bien de la formation reçue : théorisations vaines sur le fait d’enseigner, savoirs élucubrés sur la meilleure manière d’organiser des « séquences » pédagogiques dispensés par des profs ayant perdu depuis belle lurette le contact avec les élèves réels etc. Très vite est apparu le souci de recentrer la formation des maîtres sur les savoirs positifs et la manière de les enseigner (français, calcul, histoire, géographie…).
De plus, on pouvait prévoir qu’un tel projet allait trouver sa place dans une harmonisation européenne, qui peut sembler souhaitable. A terme, cela aurait voulu dire entre autres s’en prendre au culte des concours (agreg, CAPES etc.) : la France est le seul pays d’Europe où l’accès à l’enseignement secondaire se fait via ce type d’épreuve, lequel passe, pour ses défenseurs, comme l’illustration parfaite de notre modèle « d’élitisme républicain » (tu parles !). Bref, on allait enfin pouvoir permettre, sans autre forme de procès, à des étudiants du niveau master de devenir professeurs des écoles, et à ceux ayant un doctorat, de devenir professeurs du secondaire. Une revendication vieille de quarante ans (car je me souviens que nous l’avions en mai 68) allait ainsi être satisfaite ! Las, c’était sans compter sans les réacs de tous poils, au premier rang desquels figurent bien sûr… les agrégés (qui sont tout de même nombreux dans notre système) et accessoirement tous ceux qui se nourrissent des savoirs élucubrés que je citais plus haut. On inventa donc la fable selon laquelle le fait de s’en prendre aux concours allait inéluctablement faire baisser le niveau des maîtres, et par contre-coup, dévaloriser leurs carrières. On essaya de mettre de telles idées dans la tête des étudiants. Il m’aura fallu ainsi atteindre mon grand âge pour entendre des enseignants de gauche, dans une université de gauche défendre… l’agrégation en tant que garante de l’égalité républicaine!
De fait, ladite agrégation n’est garante de rien du tout, si ce n’est du pire, étant l’outil de ségrégation numéro un au sein du système éducatif. Ségrégation : d’abord parce qu’il est bien évident que tous les candidats au concours n’ont pas les mêmes chances de l’obtenir. Il aura mieux valu le préparer dans tel établissement parisien que dans une ville de province. Et ségrégation ensuite parce que tous les familiers du monde de l’éducation auront pu, à un moment de leur vie, être témoins de l’exercice de cette sorte de sentiment de supériorité que confère à son possesseur l’onction du parchemin sacré : les agrégés méprisent les capétiens et les capétiens se vengent en regardant de très haut les pauvres qui n’ont rien. J’ai eu, en tant que directeur d’UFR (grosso modo « doyen de faculté ») dans le passé, à arbitrer des conflits entre agrégés et non agrégés dignes de Clochemerle : « mais enfin, disaient les premiers, nous avons tout de même réussi un concours très difficile ! » Et oui, bien sûr (encore que la difficulté a souvent varié selon les besoins en recrutement), mais c’est un peu comme si, afin d’atteindre une certaine position, on vous demandait d’être, une fois, capables de courir le 100 mètres en douze secondes, mais qu’après, on vous laissait tranquille pour le reste de vos jours, quitte à ce que vous deveniez totalement amorphes et immobiles.
On me dira sans doute que le projet actuel de masterisation a ceci de fâcheux qu’il supprime la dernière année, de stage pratique, qui était jusqu’à présent rétribuée. Certes. Mais est-ce que seuls les futurs enseignants en formation mériteraient une année de rétribution ? tous les étudiants s’engageant dans des études longues, à ce compte, ne la mériteraient-ils pas ? C’est une allocation d’études qu’il faut revendiquer, laquelle est sérieusement d’actualité au moment où la presse s’émeut (« Le Monde » du 10 mars) de ce que la tranche des 16-25 ans est celle qui connaît le plus fort taux de pauvreté dans la population. En continuant sur cet « émoi », je remarque d’ailleurs, toujours d’après la même source, que, selon le sociologue (Olivier Galland) qui a fait l’étude citée en référence, si les « jeunes entre 16 et 25 ans ont perdu foi en l’avenir », comme il est dit, c’est parce que le fameux modèle « d’élitisme républicain » est singulièrement en crise. « L’obsession du classement scolaire, qui est à la base de l’élitisme républicain, la vision dichotomique de la réussite qui sépare les vainqueurs et les vaincus de la sélection scolaire, mais également la faillite de l’orientation, aboutissent à un système qui élimine plutôt que de promouvoir le plus grand nombre ». Les vaincus, comme le dit ensuite le journaliste du « Monde », à juste titre, parfois écartés sans ménagement, sont découragés et atteints dans leur estime de soi. Une étude montre que le découragement s’amplifie au fur et à mesure que les élèves avancent dans leur scolarité.
D’où ma conclusion : et si, en réalité, en agitant comme un chiffon rouge, cette réforme de la formation des maîtres, au nez des étudiants, on ne faisait qu’un peu plus se moquer d’eux (et bien sûr, tirer la couverture à soi, dans le sens de la conservation des avantages et privilèges acquis), alors que les problèmes sont autres et que peut-être, cette même réforme commençait à s’attaquer au vrai nœud du problème ?
La petite Céline, qui est maline, avec ses jolies fossettes et ses yeux noisette derrière ses lunettes à monture marron, après une (énième) Assemblée Générale dite « d’information », me disait : « M’sieur, pourquoi on ne peut jamais poser les questions qui nous intéressent vraiment ? Moi, au lieu de discuter de leur dernière année rétribuée, je voulais demander pourquoi on ne disait jamais que ce qui compte pour faire ce métier, c’est de sentir en soi la vocation de le faire ? » Et oui, plutôt que de chercher avant tout à l’ensevelir sous des couches de discours sans signification….