Comment Simone Weil est entrée dans mon existence

Publié le 13 mars 2009 par Alainlecomte

Simone Weil, dont on fête en ce moment le centenaire, avec renfort d’émissions sur France-Culture et de parutions en librairie, est entrée dans mon existence d’une bizarre façon : par le plafond de la chambre ouest de notre appartement. Cela a commencé par une auréole brune qui a commencé à s’étaler sur notre beau plafond blanc presque neuf. Puis elle a atteint le mur. Lorsque nous avons cru que la cause des dégâts avait été circonscrite, cela est reparti de plus belle. Cette fois en longs ruisselets qui se sont mis à serpenter du haut en bas de la tapisserie en ingrain. Le papier s’est mis à gonfler par endroits et quand nous appuyions sur ces renflements, l’eau jaillissait. Notre mur s’était transformé en fontaine. Plus tard encore, cela se mit à faire ploc-ploc : des gouttes se formaient au plafond des toilettes et tombaient lourdement sur le carrelage. Il fallut mettre un sceau quand nous partîmes voir nos amis pour le premier janvier. Au retour, la voisine du dessous, peu amène, ayant reçu elle-même quelques gouttes sur la tête (à ce qu’elle dit) avait trouvé malin, alors qu’elle savait d’où venait la fuite (de l’appartement du sixième), de faire forcer notre porte par un serrurier spécialisé, sous le contrôle d’un huissier de justice, ce qui coûta fort cher à la co-propriété. Pendant ce temps-là, la dame âgée, qui vit juste au-dessus de chez nous avec son fils, se rongeait les sangs, car elle savait que c’était de chez elle que cela venait, mais le plombier, cet abruti (je ne dis pas que tous les plombiers sont des abrutis, mais celui-là oui), était incapable de localiser l’endroit de la fuite. Comme elle était désespérée, nous avons essayé de lui remonter le moral et de ce fait, nous avons été amenés à faire plus ample connaissance avec sa fille et son gendre, qui étaient accourus pour lui porter secours. Et là, il s’avéra que le gendre était président de la Société des Amis de Simone Weil, et qu’il venait de faire paraître aux éditions Michalon, un court ouvrage (de Robert Chenavier : Simone Weil ou l’attention au réel). Il arriva plus tard qu’il fut interviewé sur France Culture par Raphaël Enthoven. Je ne pouvais donc faire moins qu’acheter son livre et (éventuellement !) le lire.

C’est donc ainsi que je rencontrai Simone Weil, que je n’avais autrefois sans doute croisé que sans y faire attention. Pensez… une écrivaine catholique ! moi qui me voulais marxiste pur et dur. Je me trompais sans doute (pas la seule fois où je me suis trompé, pensez bien !). Car cette personne était à mille lieux de ce que j’aurais craint (quelque catho nunuche par exemple, comme il y en a tant, même parmi les gens qui se défendent d’être cathos).

La philosophie n’est intéressante que lorsqu’elle engage et que l’auteur n’hésite pas à s’affronter aux énigmes les plus ardues, quitte à y perdre sa raison (Nietszche) ou bien même sa vie. Simone Weil, sur ce plan, donne l’exemple de quelqu’un d’exceptionnel, qui, envoyée comme professeur de philosophie dans un lycée de Saint-Etienne, loin de nouer des relations au sein du monde bourgeois de la ville (comme il était assez d’usage autrefois, avant que la condition des profs du second degré ne se « prolétarise »), ne cherche qu’à vivre au milieu des ouvriers et mineurs en faisant fi de toutes convenances (par exemple vestimentaires). Bien plus tard, en 1941, engagée aux côtés des résistants (elle s’était liée d’amitié avec Jean Cavaillès, peut-être le seul grand philosophe – logicien que la France ait connu, mort fusillé par les Allemands en 43), elle préféra se laisser mourir de la maladie qui l’avait atteinte plutôt que de jouir d’un traitement privilégié. Avant cette mort qui la frappa si jeune (elle n’avait que 34 ans), elle avait eu le temps d’écrire une œuvre authentique de philosophe.

La question qui me touche le plus, dans cette œuvre, est bien sûr la critique qu’elle fait du marxisme orthodoxe. Pour elle (qui deviendra une grande mystique !), le reproche essentiel que l’on peut faire à Marx est qu’il n’est tout simplement pas allé jusqu’au bout de son matérialisme. Un vrai matérialisme conséquent (qui anime de part en part la réflexion scientifique) se développe sans aucune attention portée à des jugements de valeurs (ce qui est Bien, ce qui est Juste). Ainsi Marx se contredisait quand il prétendait être matérialiste et en même temps, décrire comme une chose objective le fait que l’histoire allait déboucher sur un avenir radieux. De même, et en cela, on ne peut que s’étonner de voir en elle une préfiguratrice de la pensée écologique moderne (on pense à un André Gorz par exemple), dénonce-t-elle chez Marx le fait d’avoir situé la contradiction majeure du capitalisme dans le conflit qui existerait entre le développement des forces productives et l’état des rapports de production. Comme si une fois les forces productives délivrées de leur corset inapproprié, elles allaient pouvoir poursuivre sans limite leur développement, alors qu’en ce cas, elles s’affronteraient aux limites objectives constituées par le montant nécessairement fini des ressources naturelles.

Afin de vivre dans sa chair, au plus près, la réalité du travail, Simone Weil fit l’expérience du travail en usine pendant de longs mois (de … à ….). Il ne lui fallut pas plus pour comprendre que la seule réforme du mode de propriété des moyens de production ne serait jamais suffisante pour abolir l’horreur des tâches répétitives et de l’abrutissement ressenti lorsqu’on est à la chaîne une journée pleine. De là résulte une analyse du travail, y compris d’ailleurs de l’automatisation (qui crée l’illusion d’un monde magique, là où le sujet devrait au contraire percevoir et maîtriser les processus du début jusqu’à la fin) qui tranche par sa modernité.

Enfin, bien sûr cette problématique étrange et intrigante : faire dériver Marx de Platon et vouloir à tout prix, pour redonner à la pensée du premier toute sa force, lui restituer son contenu platonicien implicite, bref réconcilier Marx et Platon. Entreprise qu’on pourrait juger anecdotique ou dépassée si ce n’était qu’en plein vingt-et-unième siècle, on trouve une autre pensée qui tente exactement la même chose (j’y reviendrai dans un prochain billet) : celle d’Alain Badiou.

Eh oui, il y aurait donc un lien souterrain entre la jeune philosophe mystique des années quarante et le vieux maoïste des années deux-mille…

Je ne suis pas complètement surpris. Encore une fois : la philosophie intéressante est celle qui engage, ou dit autrement : celle qui dérange (à la différence de la philosophie gnan-gnan qui se répand comme un mince filet d’eau tiède y compris dans certains blogs du « Monde »). Et à coup sûr, Simone Weil a été, voire est, dérangeante, comme Badiou l’est aussi.