Magazine Journal intime

Félix

Publié le 13 mars 2009 par Stella

Il y a cent ans, j’ai travaillé pendant un mois de juillet chez ma propriétaire à Paris, du côté de la rue du Chemin-Vert. Je me souviens de cette vieille femme, tout droit sortie d’un roman de Balzac. Elle gérait son parc d’immeubles, qui n’était pas maigre, d’une main de fer que ne tempérait même pas un gant de velours. Elle aimait l’argent et entendait bien le faire entrer dans les caisses. Mon travail consistait donc à taper des avis d’échéance de loyer toute la journée. Je me perdais dans les opérations et les pourcentages car il fallait calculer l’augmentation du loyer principal plus celui du dépot de garantie que nous lui devions, pratique qui a heureusement disparu aujourd’hui.

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La vieille demoiselle (eh oui, Balzac vous dis-je) avait un homme à tout faire, géant débonnaire aux mains énormes qui s’entendait comme pas un à réparer les robinets ou à arracher les moquettes. Je l’aimais bien et il m’avait prise en pitié, en me voyant batailler avec l’énorme Remington mécanique sur laquelle je ne tapais jamais assez fort. Elle avait aussi un expert-comptable, dans un cabinet extérieur, dont le prénom était Félix et qui portait le même nom de famille que moi. Ca amusait beaucoup ma propriétaire, “parce que lui, il est Noir, ma pauvre petite, Noir !!” (on ne peut pas aimer l’argent et avoir de l’esprit). Elle avait ce racisme qui s’ignore des gens ordinaires, si fréquent et si insidieux, mais là n’est pas la question. Ce Félix, je ne l’ai jamais rencontré. Et pourtant, j’allais chaque semaine déposer des documents dans son cabinet. Je le savais Antillais. J’aurais bien aimé savoir de quelle façon il avait hérité ce nom, qui est peu répandu, je dois le préciser. J’ai peut-être des ancêtres ou même des frères et des soeurs outer-mer. Cool… Mais bon, je ne l’ai jamais vu, je n’ai jamais pu lui poser aucune question et j’ai simplement gardé dans un coin de mon esprit cette sympathique et lointaine parenté hypothétique.

Hier, j’étais au salon du Livre. Soirée d’ouverture, bourrée à craquer évidemment. Je suis allée en priorité sur le stand de Présence Africaine, pour le plaisir. J’ai eu la chance de croiser madame Diop, cette femme formidable qui garde un oeil sur sa chère maison. Nous nous connaissons et nous avons eu plaisir à nous revoir. Arrive un vieux monsieur, très courtois. Il se joint à la discussion. Je saisis à peine son nom : monsieur Lima. Peut-être Willy Alante-Lima, auteur d’une biographie de Guy Tirolien chez Présence ? Toujours est-il qu’après avoir déchiffré mon nom sur mon badge, il me dit : “comme c’est curieux, madame, vous portez le même nom qu’un ami guadeloupéen… un homme très estimable mais je l’ai perdu de vue depuis longtemps”. Interloquée, je sentis mes souvenirs revenir, brouillés, étirés par le temps. “N’était-il pas dans le domaine juridique ?…” lui demandai-je. “Oh, il était plutôt dans l’expertise comptable, me répondit mon interlocuteur. Il était, je crois, président de l’Ordre des experts-comptable de France… quel était son prénom, déjà…” “Félix !” nous sommes-nous exclamés presque à l’unisson.

Incroyables. A des décennies d’intervalle et dans des circonstances absolument différentes, j’entendais parler de cet homme que je n’ai toujours pas vu. Il habite en Guadeloupe, m’apprit monsieur Lima. “Il est âgé, me dit-il, certainement plus de 80 ou 90 ans”.

Monsieur Félix… vous avez traversé ma vie. Etonnant, non ?


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