INEDIT
Par Alain
Gerber
Elles vous brûlent les doigts
les années couvées dans les nids de mitrailleuses
c‘est un argent facile
que la monnaie de ce temps-là
Les belles années de l’ambition
fauchées au pied des sémaphores
la sueur et l’encre
la brume de craie
l’œil vert de la radio
le chagrin des fées
la peur léthargique du hanneton
dans sa boîte
la perplexité du doryphore
l’écho des voix sous les préaux
un ancien dimanche
en automne
jonché de marrons cirés
dans la buée des candélabres
le goût des robinets
de cuivre
les soirs qui jouent avec les allumettes
Ce sourire gourmé
le sourire du chat
sur le visage d’un cadavre ironique
allongé sous la glace
de l’étang des Forges
où l’on se confie
un pied après l’autre
au balancier de ses bras
un après-midi de Noël
prodigue en illusions concrètes
Les sentiers de mâchefer
la brume brune
le campement dissolu des cabanes à outils
leurs ailes de goudron battant leurs flancs
vermineux
à flanc de colline
les verres épais avec leurs yeux de verre
à ras bord la crasse du temps qui passe
payé rubis sur l’ongle dans les fabriques
la gloriette de guingois
au toit de zinc dépoli
on y respire encore les clafoutis
du temps des cerises
aucunement prophétique
Rester là
ne rien savoir d’aucun avenir pour personne sur la Terre
on voit si bien les montagnes
on pourrait les toucher du doigt
un vol de martinets
l’écho du silence
l’ombre sur le mur quand les gens sont partis
Les troupeaux frileux
les bœufs éberlués
entre les grilles des préfectures
ripant sur le pavé
grimpés sur le trottoir au grand scandale des assassins
armés d’un bâton
buveurs de café bouillu
l’odeur du sang des bêtes
à l’emplacement de futurs cinémas
derrière le brouillard et le pâle
du faubourg des argentés
sur le chemin des Perches
que le vent repousse au fond de ses ornières
un vent de fer et de dimanche raté
loin des désirs absolus
La rue des jeudis héroïques
de sabres et d’arbalètes
traversée par un mur
que couronnent
des tessons d’existence
le haut des plus hautes tombes
les chapeaux noirs des affligés
les plumets noirs des chevaux de corbillard
arborant le monogramme d’un défunt présomptueux
à qui en pénitence
on n’a même pas laissé son alliance et sa montre
sa tabatière son culbutot
et par-dessus la voix du bronze
absente
monocorde
qui ne connaît pas un mort d’un autre
ni celui qu’on regrette
ni celui qui voulut qu’on épinglât
sa médaille sur un coussin violet
(…)
Rue de Châteaudun
dans le jus de lanterne
sourde
où piétine le gros chien boréal
qui garde les saucisses
ébouriffé de fourrure orange
on charrie un fardeau sans poids de grammaires
de sapience
de plumier d’astrolabe
avec un chiffon doux aussi
sans doute quelques bons points
et un cahier couvert de papier bleu
étiqueté à l’anglaise dans un coin
on traverse les fumées charcutières
l’haleine des soupiraux
rosée de toutes les défaites
l’odeur grenue de la pluie de la veille
la poudre des petits matins
crissante comme du sel et
la queue d’un nuage
qui n’a pas fait sa nuit
et couche sur le trottoir
la tête reposant dans les bois de l’Arsot
(…)
Mon père enfile son casque
garnit de vieux journaux
sa veste de cuir
range dans sa serviette
ses crayons sa gomme son stylo
son décamètre
et les plans énigmatiques
de la Reconstruction nationale
sur du papier violet
il réveille avec précaution
sa motocyclette
il fonce vers Champagney Ronchamp Lepuis-Gy
naviguant sur le verglas
dans la purée d’aurore
(…) et parfois il achète un buffet ancien
délogeant une basse-cour
ou un tas de charbon
j’y songeais à ses funérailles
nous étions trois ou quatre
sous les branches nues
sous le ciel déserté
à quelques pas seulement de ses fenêtres
- et donc
tout ce temps
toutes ces années du cristal de l’or vieux et des cendres
tout ce long temps sans prix
tout ce temps compté
il avait pu
contempler à loisir
le décor de son trou…
(…)
La pourriture sucrée des pétales de rose
sur le fumier gracieux
du cimetière de Brasse
côté Croix du Tilleul
vaut toutes les énigmes de l’univers
et les incertitudes solennelles
les questions de Sphinx
les sujets troublants
meurtriers
du baccalauréat
la perplexité incoercible
du coucou englué
dans l’empois du silence
cette pestilence
d’un raffinement obscur
accessible aux adeptes
aux initiés
profès
postulants
novices et apprentis
des mystagogues
dans la banlieue de l’au-delà
sur le parvis de l’autre vie
à l’entrée du jardin fantôme
aux fleurs de perles mauves
aux guirlandes de mensonges argentés
des quinquets sang de bœuf symbolisent les lampions éteints
sur les petits cailloux blancs
qui roussissent
plantés de livres en marbre
et de visages photogéniques
on marche dans les allées
après la fermeture
il n’y a plus de saisons
tous les défunts sont des salauds
cette odeur est de celles
que perçoivent les âmes
perchées sur les branches
serrées comme des hirondelles
et les âmes trop mortelles
de quelques vivants
triés sur le volet
par un hasard cynique
des cœurs battants plein les poches
pareils aux fraises de maraudeurs
(…)
Tout près de chez moi
maintenant
je revois ce couloir
au débouché de ténèbres
un long boyau d’éther
menant aux funérailles furtives
d’un cadavre de trente centimètres
puis au chevet de ma mère
traversant d’abord
le mail des morts vivants
insonores
déplumés
en pyjamas concentrationnaires
dont les yeux se sont retirés
loin de la figure
ils flottent au-dessus du carrelage
leurs ongles incrustés
dans un paquet de Gauloises bleues
indifférents aux mouches
déplaçant avec précaution
l’étroit baquet de leurs entrailles
tapissées de charbon
humectant
leurs lèvres d’écailles
reniflant sur le pas de la porte
l’arrivée d’un printemps
qui ne viendra plus
à gauche les hautes croisées
d’école élémentaire
à droite les salles communes
les murs
au front baigné de gouttes d’ictère
qui se renvoient les messes basses
les douleurs perçantes mais
peu portées à la vantardise
en ce temps-là
agrippées aux potences
à sérum
un relent de blessures envenimées
une vapeur de marmite
et d’anesthésique
les puissantes infirmières
aux bras érubescents
qui s’en iront à Diên Biên Phù
brandissant les clystères
bassins haricots pistolets
déployant des paravents
sur des extrêmes-onctions
elles concourent en secret
à de savants équarrissages
que reflètent la faïence
des couloirs du métro
et du souterrain de la gare
propice aux éventrements
les familles accroupies
autour de l’unique chaise
déjà vêtues de sombre par la grâce
de l’onctueux teinturier
déballant leurs fromages
et leur picrate veineux
récitant les souvenirs de fête
les yeux baissés
tous les midis
après le dessert
avant l’école
je suis là
cousu dans mon désir de ne pas y être
pétrifié de refus et d’outrage
insoumis aux charités humaines
visiteur incompétent
réprouvé
offusqué
moi-même talons joints sur un confetti
seul à l’écart du monde entier
et c’est une violence sans égale
dans l’ouate de ma vie
une épouvante
presque métaphysique
qui rabaisse de ses pouces
les coins de mon sourire
on me tire les mots au moyen d’un hameçon
on me secoue on me flatte
sans résultats tangibles
le temps passe le Gange là-bas s’écoule
les arbres sont abattus
des temples sont noyés
des vestiges s’effacent
et des âges
et des noms sur les cénotaphes
des malles s’égarent au diable
pleines de lettres closes
et de pétales de cerisier
vos arguments vos raisons
vos doctrines rassurantes
ne m’ont pas convaincu
cette haine incongrue
je le sais
me troublera encore
chaque jour et le jour
d’après celui-là
je n’étais jamais mort
avant de franchir
le seuil des hôpitaux
puis j’essayai tour à tour
dans mes habits éphémères
toutes les paillasses de l’agonie
et le sommeil n’est pas venu
(…)
On longe le bagne
et quand on descend de voiture
on est comme des scaphandriers
voici donc les confins promis
voici les beaux comptoirs
le Matin Calme et le Pérou
Samarkand son lait d’opale
tout est vertigineusement
commun en ce village
et paisible et absent
avec un chien unique
brouillant ses propres traces contre l’église
pourquoi sait-on déjà
alors qu’on loge à l’annexe
que le plancher craque
comme avant le meurtre
qu’il n’y a même pas de toilettes
sur le palier
que même les plus petits objets
sentent trop fort l’ozone et l’ammoniaque
et qu’on n’a jamais vraiment aimé
qu’une seule rue au monde avant ça
pourquoi sait-on déjà
que tout sera bien
que tout sera bien cependant ?
c’est une question sans réponse
car la question vient de la tête
mais la réponse d’aucun endroit
elle serait en somme
la réponse
tout le reste de la personne
chaque atome de la personne elle-même
son ombre changeante au fil des heures et des ciels et du doute
et ses invisibles infranchissables parapets
du dedans
toute la musique
tout le saint-frusquin
sur le port de Saint-Martin
seuil métropolitain
d’une colonie disciplinaire
des jungles et des fièvres
des homards volants
des tours d’écrou
des bois de justice
boulevard de la chiourme
au point du jour
quai des allers simples et des simples
agonies à vif
croisières en bourgeron et poucettes
sans lucre
dès le lendemain ils ont voulu
rendre grâce à l’auto
cet assemblage problématique
qui avait tenu bon
la présenter au petit oiseau
sous son meilleur profil
débarrassée de son paquetage
dégainée de sa boue
arrosée d’eau fraîche
là tout au centre
de la capitale du pays
on peut encore lire la plaque
le gosse a l’air content
ça n’est pas l’habitude en voyage
d’autres Peugeot viendront
203 403 404
clairement ces nombres signifiaient
l’élévation sociale
on pouvait presque
la mesurer sur ses doigts
la faire toucher aux incrédules
comme les années
je rencontrerai bientôt
le but inaccessible
de mes futures échappatoires
entre Bois-Plage et Fier d’Ars
juste après le soleil
une esplanade immense
tant de douceur ! tant de silence !
trois pelés un tondu
celui-là lance un javelot
l’autre déroule son cerf-volant
il n’y a pas de juke-box
dans la cabane du Coup de roulis
les ânes portent la culotte
on vient en carriole et kiss-not
ramasser le varech sans un bruit
un monde a fini là
sous mon regard
quand il s’est retourné
tout avait fichu le camp
toutes les îles de la Terre
on vendait les oublies les scoubidous les épuisettes
à des armadas
les jets les plus célestes
ressembleront bien vite
aux voitures du métro
un soir indifférent d’une quelconque semaine
station Glacière station Javel
nous restons deux ou trois dans le monde
sur le tarmac aux antipodes
ou dans les villes qui écartent les cuisses
à la lisière des hippodromes
non solubles dans la promiscuité
courroucés mais courtois
avec nos bouquets de lys et nos borsalinos
orphelins
(…)
(…) il n’est de lettres que d’exil
et confiées aux bouteilles
on écrit sur le mur de l’usine
les choses qu’on a perdues
on use son crayon
son rare son tout petit
dressé dans les décombres
la grosse affaire des vagabonds
et c’est toujours
merde à celui qui le lira
car personne ne lit plus
justement
les jours passent
plus ou moins
dans la cohue du portillon
l’air du temps
change de propriétaire mais
la vente continue durant les travaux
la braderie aux prix sacrifiés
où tout doit disparaître
et le reste est détruit
un beau matin
les temps avaient changé
si elles avaient pu se voir nos vies nos villes
ne se seraient pas reconnues
depuis des mois et des semaines
je ne dormais plus tranquille
pourtant je n’ai rien suspecté
l’enfrance s’est lassée de nos mauvais traitements
elle a déménagé à la cloche de bois
en oubliant de m’emporter
Bournazel n’est plus là pour personne
j’ai rangé
toute ma famille sous les arbres
des promesses de l’ancien régime
rien ne s’est accompli
sinon ce qu’on a pu
bricoler soi-même
c’est-à-dire un amour et aussi
une gaieté passagère
qui fut sainte et féroce
il y a bien longtemps
pieds nus sur les tommettes de titane
à tâtons je fais mon sac dans la cuisine obscure
des gamelles melles-melles
des bidons dons-dons
on est lundi matin d’une autre galaxie
la semaine sera longue
vivement dimanche !
des gamelles des gamelles des bidons
Envoi
Les graveurs de vent
les graves célibataires de leur propre créance
au lexique équivoque
aux gestes somnambules
aux maigres fournitures
aux barques trop fragiles
précaires gardiens des écuelles
se marient une année
sont quand même pendus l’autre
aux espagnolettes
de l’hôtel Algonquin
ayant renié leurs fraîches phrases d’avril
lovées dans les violoncelles
disposées en travers
des tickets de rationnement
leurs cous s’allongent pour voir
par-dessus la rampe
le côté du mur
qui n’en eut jamais aucun
mars 2008
(Ces séquences sont extraites d'un vaste poème intitulé Enfrance, encore inédit. Elles constituent l'ouverture de la dernière livraison du Passe-Muraille, d'avril 2009, à paraître, incluant un entretien avec Alain Gerber et un aperçu de son oeuvre romanesque.)
Image: Louis Soutter, Le Navire, vers 1927-1930.