Après des mois d'attente, des mois d'angoisse, des mois de spéculation, ça y est. Le grand moment est arrivé. L'affectation ! L'affectation ! L'affectation ! Alors ? Alors ? Alors ? Dis ! Dis ! Dis ! Dis ! Aujourd'hui, au lieu du thé et du café, ce sera... Champagne ! Et pas du faux, s'il vous plaît !! Quoi ? Quoi ? Quoi ? Quoi ? Dois-je en déduire que... Ouiiiiiiiii, Victor, ouiiiiiiiiii ! J'ai un poste du tonnerre de Dieu ! Bon sang de bon sang de bon sang... Je rêve ! Je rêve ! Moi aussi !
Jeudi soir. 19 h 10. La liste des postes est disponible sur le site de l'Inspection Académique. J'imprime la liste des postes composites, la liste des postes entiers, et c'est parti mon kiki, pour une course contre la montre impitoyable : sélectionner le plus de postes possibles sur la centaine proposée, les hiérarchiser, remplir la fiche de voeux et en envoyer une copie aux syndicats, avant demain, 11h. Sachant que j'ai une classe le lendemain, il me faut boucler l'affaire cette nuit. Mon papa m'aide à faire la sélection, nous nous usons les yeux sur la carte du département et poussons des soupirs. Peu à peu, je me laisse glisser dans un gouffre de désespoir, dans lequel je m'enfoncerais jusqu'à vendredi soir, 18 h 30. Pour l'heure, je me casse la tête avec les kilomètres, les trous paumés et la pression du il-faut-que-je-mette-plein-de-voeux-sinon-je-serai-nommée-d'office.
Vendredi. 2 h du matin. Je me couche enfin. Complètement épuisée. Je suis sur les nerfs. J'engueule mon père qui ne va pas assez vite avec l'imprimante et maudis tout ce qui bouge. Je n'ai pas envie d'aller à l'école demain. Je n'en peux plus de ce mouvement, de ces postes, de ces numéros, de ces sigles incompréhensibles. A peine le temps de fermer l'oeil et... Levée 6 h. La douche ne suffit pas à me réveiller. Les yeux me piquent. J'en ai déjà assez de cette journée alors qu'elle commence à peine. Je veux dormir. Juste dormir. Et envoyer bouler tout, et tout le monde. Heureusement, mes MS-GS ne me laissent pas une minute de répit et la journée file sans que j'ai le temps de dire ouf.
Vendredi. 18 h 30. Sophie et moi sommes sur la route pour rentrer chez nous. Le retour n'a jamais semblé aussi long. Nous ne parlons que des postes, des postes, des postes. J'apprends que mon autre amie Sophie (oui, j'aime les Sophie...) a un bon poste. Je suis verte de jalousie. Je serai nommée d'office, je le sais. Sur la centaine de postes à pourvoir, je n'ai fait que 60 voeux. C'est trop peu pour espérer bien tomber, surtout que nous, "professeurs des écoles sortant de formation", passons après les titulaires et les INEAT EXEAT. De plus, parmi nous, les chargés de famille, prioritaires. Et puis je me dis que ma malheureuse lettre à l'Inspecteur d'Académie pour lui faire part de mon cas de "non titulaire du permis de conduire" ne révolutionnera pas la CAPD, même si j'ai écrit à tous les syndicats pour qu'ils me soutiennent.
Vendredi 18 h 40. Je suis toujours dans la voiture, avec Sophie au volant. Coup de fil de ma mère : "Il faut que tu rappelles le syndicat ****** de toute urgence, ils ont une nouvelle pour toi.". Je bascule dans une autre dimension : "Quoi ? Ils t'ont dit où j'étais ?". Ma mère, hésitante, avec une drôle de voix : "Il paraît que c'est PLUTOT une bonne nouvelle". Je sens la déception à cent mètres. Maman aura voulu dédramatiser, relativiser, minimiser. Tout simplement. J'appelle le syndicat concerné illico presto. Mes doigts tremblent. J'ai le coeur qui bat la chamade. J'entends une voix me raconter tout un tas de choses. Je n'y crois pas. On a pris en compte ma demande de "cas particulier" en référence à mon absence de permis de conduire. Je n'y crois pas. Il s'est avéré que ma fiche a été tirée au sort très favorablement. Je n'y crois pas. Je n'y crois pas. Je n'y crois pas. Je suis à *******, à vingt bornes de chez moi. Un des meilleurs postes parmi la centaine. Je remercie à n'en plus finir. Je raccroche. Je sais où je suis. C'est le soulagement. Le soulagement et le bonheur. C'est indescriptible, Victor. J'AI UNE CLASSE A MOI, EN ELEMENTAIRE. Je vais être maîtresse d'une classe. Pour de vrai. Pour de bon. Moi.
Vendredi 19 h 10. Je rentre enfin chez moi. Tout s'accélère. Le champagne coule à flot. Le téléphone n'arrête pas de sonner, les textos affluent. On invite famille et amis à l'apéritif. Ce qui m'arrive est inespéré. Inespéré. Je n'y crois pas. Je n'y crois pas. Je n'y crois pas.
21 h 30. Je monte finalement dans ma chambre. Je relis le brouillon de ma fiche de voeu. Je constate que ******* est mon 17ème voeu sur les 60 que j'ai émis. A ma gauche, soudain, coincée entre deux dossiers, une enveloppe me saute aux yeux. Un courrier pour moi. Je l'ouvre, le coeur battant, après avoir reconnu le cachet. MON DIPLOME DE PROFESSEUR DES ECOLES. J'éclate de rire. Je ne peux plus m'arrêter. Je ris, je ris, je ris. Cela durera quinze minutes.