J’avais vingt ans et je lisais tous les volumes de la série « Poètes d’aujourd’hui » publiée chez Seghers. On y trouvait Eluard, Aragon, Max Jacob, Cocteau, Michaux, Lorca, Apollinaire, Whitman, Claudel, Cendrars, Rimbaud, Carco, Rilke, Supervielle, Desnos, Breton, Fargue, Nerval, Char, et bien d’autres encore (plus d’une centaine je crois, que sont devenus tous ces volumes ? pourquoi ne sont-ils pas tous réédités ?). J’avais deux poètes préférés. Le premier était Jules Supervielle, et cela explique mon rêve encore présent aujourd’hui d’aller un jour me promener dans les rues de Montevideo. Supervielle était le poète « doux » par excellence, celui dont la voix trainante et grave (sur un disque trente-trois tours que j’avais aussi et qui faisait entendre les poèmes dits par leurs auteurs) conférait à ses textes une allure solaire. Rappelons cette magnifique strophe, où se trouve évoqué un sentiment cosmique d’appartenance au monde :
Il vous naît un ami, et voilà qu’il vous cherche
Il ne connaîtra pas votre nom ni vos yeux
Mais il faudra qu’il soit touché comme les autres
Et loge dans son cœur d’étranges battements
Qui lui viennent de jours qu’il n’aura pas vécus.
L’autre était Pierre Reverdy. C’était le poète rugueux : sa voix rocailleuse sur le même disque 33 tours ne permettait pas la méprise. C’était le poète aride de mots, qui de trois chaises, une table et quelques nuages vous composait un tableau métaphysique à la Chirico, où les vides semblent parcourus d’un vent sidéral.
Sur le seuil personne
Ou ton ombre
Un souvenir qui resterait
La route passe
Et les arbres parlent plus près
Qu’y a-t-il derrière
Un mur
Des voix
Les nuages qui s’élevèrent
Au moment où je passais là
Et tout le long une barrière
Où sont ceux qui n’entreront pas
Reverdy plaisait à mes états d’âme qui inclinaient à l’austérité. L’un des auteurs de l’introduction au recueil Seghers, un certain Michel Manoll, écrivait : « Pierre Reverdy gratte de l’ongle la peau du monde – ce tissus friable derrière lequel se dissimulent les racines de l’âme ». Austère Reverdy ? Sa biographie montre qu’il ne le fut pas tant que ça. L’amant de Coco Chanel ne se laisse pas imaginer en robe de bure. (C’est dans un livre de poche écorné que C. avait trouvé au bazar de livres près de la mosquée Beziktas à Istanbul que j’appris cet épisode de la vie du poète, c’était un roman d’Edmonde Charles-Roux sur la vie de la célèbre modiste, on peut lire aussi ceci sur un blog consacré aux tendances de la mode
Elle [Coco Chanel] y redécouvre l’amour en la personne du poète Pierre Reverdy, ce dernier lui fait découvrir le plaisir de la lecture. Mais la guerre la rattrape et elle part en Suisse.
Quant à Supervielle, j’y reviens : il a connu le déshonneur d’être campé en écrivain collabo dans « les Bienveillantes », de Jonathan Littell, ce qui constitue une grave erreur historique. Supervielle écrivit de beaux poèmes sur « la France malheureuse » au contraire, et il vécut la sombre période de l’Occupation en Uruguay.
Ces poètes semblent parfois appartenir à un autre temps : qui se soucie encore de leurs œuvres ? Je lis dans un blog :
Pierre Reverdy, l’ermite de Solesmes, est un poète passé de mode, lui qui fut longtemps considéré comme le plus grand. On préfère maintenant des liqueurs plus fortes comme les éclats de silex de René Char, ou les jongleries verbales de Gherasim Luca ou Jacques Roubaud. Mais il est tant de poèmes de Reverdy pour lesquels je donnerai les oeuvres complètes de ceux-là.
Dépassés ? Si nous reprenons ces deux derniers vers :
Et tout le long une barrière
Où sont ceux qui n’entreront pas
n’y éprouvons-nous pas quelque chose de l’angoisse bien actuelle qui nous étreint à la pensée de tous ceux et toutes celles qui resteront à jamais rejetés hors de nos frontières ?