La couleur de l’aube
Sabine Wespieser. 2008
La note de lecture de Monique Dorcy
(Extraits)
Fignolé, mon jeune frère n’est pas rentré hier soir. Je ne l’ai pas entendu ouvrir avec précaution la porte d’entrée ni soulager bruyamment sa vessie comme il le fait souvent. (…) Il est tout juste quatre heures trente… ce moment entre ombre et lumière est celui que je préfère. Celui où je peux penser en toute liberté à ceux qui occupent cette maison. A tous ceux que je ne sais où trouver ou qui sont trop loin. L’heure de mes rancœurs accumulées, l’heure de mes haines aux cent raisons, de mes attentes en cortège, de mes privations à faire pleurer de rage. Rancœurs, haines, privations, je les accueillerai bientôt toutes. Sans distinction aucune. Comme des commères bavardes. Je porte au-dedans de moi tant d’autres femmes, des étrangères qui empruntent mes pas, habitent mon ombre, s’agitent sous ma peau. Pas une ne manquera à l’appel d’une jeune femme de trente ans que le temps a usée sur toute sa surface. D’une femme foudroyée il y a quelques années déjà et qui feint de continuer de vivre comme s’il ne s’était rien passé. (…) Dieu qu’il fait frais ! J’ai placé la cafetière sur le réchaud à gaz dans la cour arrière et remonté avec précaution le col de ma robe de chambre dont le rouge a tourné depuis longtemps en une couleur d’usure. Une couleur bistre, méconnaissable. De la rigole qui longe le mur tout au fond de cette minuscule cour, monte une odeur tenace de pourriture et d’urine. Elle s’est engouffrée en bouffées obscures quand j’ai ouvert la porte. Et pour ne rien changer Fignolé n’est pas rentré. (Extrait p. 12-13)
Il est là absent dans toute son épaisseur, lui que la peur n’a pas réussi à mettre à genoux. Il est là comme une question en suspens, en apnée, en non-dit. Il est là comme une obsession dans le temps, qui se dilate au fur et à mesure de l’inquiétude et n’en finit pas de s’effilocher. Il est là comme un poids mort. L’est-il ?
De l’aube à la nuit installée, un lundi ordinaire de février qui s’ouvre sur des actualités ordinaires de manifestations ordinairement réprimées par le parti des Démunis, Fignolé n’est pas rentré… Et son lit vide porte les interrogations esquivées de femmes (ses sœurs et sa mère) qui vivent, en huis clos, en chuchotis, en regards sous cape, affrontement de biais, soumission au monde tel que Dieu l’avait créé, quelques cris sans effets, des colères sans raison sur plus pauvre, plus fragile que soi, des silences recouvrant à nouveau la maisonnée.
Quartier de vaincus. Pays maudit. Temps immobile, heures figées.
Vaquant à leurs occupations, ce sont les voies intérieures de Joyeuse (elle porte si bien nom) et Angélique (elle fait tout pour l’être), que nous entendons exprimer tour à tour un quotidien qui se ressemble en apparence si peu… et pourtant, elles forment à elles deux les faces d’une même médaille : l’une, avec ses fesses à embarquer tous les trottoirs de la ville, mord à pleines dents une vie dans sa routine déprimante, l’école, le magasin où elle est vendeuse, ses amours contrôlés, le dernier beaucoup moins ; l’autre, femme abusée, mère sacrifiée, fille soumise, sœur exemplaire, côtoie, comme infirmière, la misère insoutenablement crasse de l’hôpital de Port-au-Prince.
Une journée étonnamment longue.
Elles cherchent à combler ce vide en coups de fil, en demande sans réponses, en enquête condamnée, et ce faisant, elles nous offrent le spectacle édifiant d’une ville en rase-mottes, où tout respire l’abandon, le renoncement, l’agonie, les effluves nauséabonds (cadavres d’animaux, incontinences des vieillards, visages poisseux de morve des enfants et eau aigre que rejettent les estomacs affamés), la peur aux tripes à chaque course en tap-tap, l’impossible ou, lorsqu’elle existe, fausse communication entre voisins-voisines, tonton-tantine, administrés-administrants, l’amitié et ses faux-semblants, les désirs inassouvis, le même paradoxal désespoir pour les vaincus comme pour les vainqueurs ( !!!) et puis la mort, la mort sale et anodine.
Dieu (ou les loas), s’il a créé ce monde, je lui souhaite d’être torturé par le remords. Excellent. Tout simplement excellent.
Monique Dorcy
Documentaliste au collège Auguste Dédé
Yanick LAHENS
Yanick Lahens est l’une des grandes figures de la littérature haïtienne, elle brosse sans complaisance le portrait de certaines réalités caribéennes et s’implique activement dans la vie culturelle de l’île.
Née à Port-au-Prince en 1953, elle termine ses études à La Sorbonne à Paris. De retour en Haïti elle enseigne à l’Ecole Normale Supérieure et multiplie les activités : journaliste (Radio Haïti Inter, les revues Chemins critiques, Cultura…), un temps éditrice aux éditions Henri Deschamps, membre fondatrice de l’association des écrivains haïtiens qui combat l’illettrisme en organisant des lectures et rencontres dans les écoles du pays et membre du Conseil International d’Etudes Francophones elle a même intégré le cabinet du ministre de la culture aux côtés d’un autre grand écrivain haïtien, Louis-Philippe Dalembert, de 1996 à 1997. En 1998, elle dirige le projet La route de l’esclavage qui interroge, par la science et les arts, l’histoire de l’esclavage.
En savoir plus:
http://www.lehman.cuny.edu/ile.en.ile/paroles/lahens.html
http://www.etonnants-voyageurs.net/spip.php?article760