Je reproduis ici un article paru dans l'AVB (l'association des amis de Valentin Bru - une savante revue tenue par des Queniens distingués) qui attaque un peu beaucoup ma petite adaptation du roman éponyme, ainsi que ma réponse, également parue dans le même numéro, qui constitue donc le seul article que j'ai jamais écrit (et n'écrirai sans doute jamais) dans une revue littéraire, ce dont je ne suis papeufier.
Tout d'abord l'article initial :
Une Zazie politiquement correcte ?
La littérature a-t-elle besoin d’illustrations ? Peut-on illustrer un texte sans le trahir ? Et n’est-ce pas déjà trahir que de dévoiler pour l’œil un sens caché dans la lettre ?
On ne peut dénier à Jacques Carelman une grande fidélité dans l’illustration de Zazie dans le métro. Il avait l’accord de l’auteur et le livre qui en est résulté1, s’il fut controversé sur la forme — affaire de goût, ne peut l’être a priori sur le fond puisque d’une part, pas un mot du texte original n’a été modifié, et que d’autre part, les interprétations qu’induisent les images ont eu, on le suppose, l’aval de Raymond Queneau lui-même, en dépit du fait qu’elles ajoutent forcément quelque chose à un texte qui se suffit par ailleurs. Je ne pense pas que le roman ait eu besoin de ces interprétations iconiques même si je dois avouer que sans Carelman, je n’aurais sans doute pas élucidé seule le mystère du personnage de Marcel, sauveur de Zazie, de Gabriel et de sa bande, dont l’image m’apparut à la dernière page comme une révélation.
Le film de Louis Malle procède d’une autre démarche : il me semble (mais il y a longtemps que je ne l’ai revu) qu’il est plus fidèle à l’esprit qu’à la lettre du roman, et je le voit plus comme un exercice de style, une déclinaison réussie de la forme créative du roman initial, que comme une glose ou comme une adaptation — au sens ou on adapte pour mettre au niveau d’un public donné. Raymond Queneau en tout cas ne se sentit pas trop trahi, puisqu’il écrivit à Louis Malle, avec une humilité légèrement teintée d’ironie : « Vous êtes personnel et original et, pourtant, le roman est bien là (j'en viens à craindre que le texte ne gâche l'image... ).»
Que penser dans ce cadre de l’œuvre en bande dessinée de Clément Oubrerie ?
Le genre de la BD n’a que peu à voir avec celui de l’illustration, est-il alors justifié de le comparer au travail de Carelman ? Avec le cinéma, il a en revanche en commun la nécessité d’un travail de scénarisation, de découpage, bref d’un vrai travail d’interprétation « personnel et original ». Ce travail de scénarisation est, disons-le, tout à fait remarquable dans la B. D. d’Oubrerie : réduire un roman de 250 pages à 70 planches de 8 à 10 cases n’a pas dû se faire en un jour. Mais il suppose l’immense responsabilité de tailler dans un texte pour en extraire ce que l’on considère comme l’essentiel, au risque peut-être d’en éliminer ce qui en fait l’originalité.
Par exemple, on ne peut que comprendre la nécessité de la suppression systématique des descriptions, dans la mesure où le dessin est supposé recréer ou du moins transposer l’ambiance qu’elles suggèrent. De même pour tout ce qui peut être assimilé à des didascalies : les tournures comme « se demanda Gabriel excédé », « dit Zazie », « explique le colosse », seront donc remplacées par l’attitude d’un corps, l’expression d’un visage, le choix d’une couleur, etc. Même si cette logique a le défaut d’éliminer aussi certaines expressions répétitives employées par Queneau pour définir un personnage. L’exemple le plus frappant étant celui de l’adverbe « doucement » appliqué systématiquement à Marceline, qui contribue pour une part très importante à l’évocation du mystère de ce personnage. Le mystère se trouve en partie évacué par sa suppression, même si Oubrerie cherche à le transposer visuellement dans la douceur des traits de sa Marceline.
Certes le travail d’adaptation ne se limite pas à ces coupures techniques : il faut aussi « moderniser », c'est-à-dire mettre des cheveux longs à Zazie parce que toutes les pré-ados se coiffent ainsi aujourd’hui, changer des expressions jugées surannées comme « m’aller voiturer » en « m’en aller voiturer » ou « je nous le sommes » en « je nous l’ai », enlever l’allusion au bidet, instrument que plus personne n’utilise, etc. où écrémer le textes des mots savants ou difficiles comme « l’éonisme et l’hypospadie balanique ». Soit.
Mais que penser de certaines coupures plus troublantes qui peuvent s’apparenter soit à une autocensure, soit au conseil appuyé d’un éditeur dont l’intérêt est de vendre aussi aux jeunes générations, soit et ce serait peut-être encore pire, à des contresens ?
Je veux parler de la suppression totale du passage où Gabriel se fait les ongles et chante des refrains obscènes, de celui où Marceline demande à Zazie si elle a été brutalisée à l’école, de la réflexion de Turandot à propos de Zazie au chapitre 2 : « elle aura eu le temps de mettre la main dans la braguette de tous les vieux gâteux qui m’honorent de leur clientèle », de la scène où Zazie s’empiffre de moules frites et de sauce en buvant de la bière, de celle, assez zozée, entre Marceline et Mado Ptits-pieds, de la phrase « J’espère que vous la vendez pas aux Arabes, aux Polonais », etc.
Ces coupures ne peuvent être uniquement techniques, elles ne sont pas non plus le fruit du hasard : il faut alors regarder de plus près la représentation des personnages et constater que, contrairement à Carelman, Oubrerie a délibérément choisi de dessiner Gabriel comme un jeune homme d’aujourd’hui, sympathique et sportif, en aucun cas ambigu, à des années lumière de l’image de la tantouse aux sourcils épilés qui « baisse modestement les yeux ». D’où la disparition pure et simple de certaines phrases gênantes comme « il paraît qu’avec lui je n’ai rien à craindre », passage qui serait incompréhensible, appliqué à un Gabriel aussi viril.
Quant à la douce Marceline, dont Carelman soulignait à juste titre le caractère androgyne, elle devient étrangement, dans la B. D., une jeune femme black, dépourvue de toute ambiguïté sexuelle. Ce qui oblige évidemment le dessinateur à ne montrer à la fin que le gant de l’énergique et mystérieux personnage de Marcel, à qui Zazie un peu endormie dit « arvoir meussieu », mais en lequel le lecteur de Carleman (ou le lecteur attentif du texte original de Queneau) avait tout de suite reconnu Marceline.
Enfin les scènes dans lesquelles Zazie racontait froidement, très « matter of fact », la tentative de viol incestueux qu’elle avait subie, puis tout aussi pragmatiquement l’assassinat de son père par sa mère avec la complicité de l’amant, sont transposées dans la B. D. en une sorte de cauchemar, par l’effet d’un changement dans le dessin et la couleur. Elles deviennent alors fantasmatiques et perdent toute leur réalité et leur perversité.
Force est de reconnaître que Zazie a subi là un traitement qui relève du politiquement correct, sans doute pour mieux correspondre à l’image qu’on se fait aujourd’hui d’un jeune public. Mézalors, si Gabriel n’est plus hormossessuel, si Marceline n’est plus Marcel, si Zazie devient une préado comme les autres, que reste-t-il, hein, que reste-t-il de Zazie dans le Métro ?
Élisabeth Chamontin
Ma réponse :
Chers Queniennes et iens,
je vous remercie de l'intérêt que vous portez à ma modeste adaptation de Zazie dans le métro.
Je vais tenter ci-dessous d'expliciter la démarche qui a été la mienne, en espérant que cela réponde à vos éventuelles interrogations.
Cela a-t-il un sens d'adapter un roman en bande dessinée ?
J'utilise le terme "adapter" à dessein (c'est le cas de le dire) car c'est une démarche qui n'est pas assimilable à celle "d'illustration" comme celle qu'a pu avoir Carelman avec le même roman. Illustrer c'est accompagner le texte, intégral ou pas, d'images qui respectent autant que possible son sens, alors qu'en adaptant on a la liberté (et la responsabilité) de choisir, de modifier, de transposer, de réécrire, bref de transformer l'œuvre originale en une autre œuvre, non moins originale mais surtout pas pareille.
J'ai eu la chance avec Zazie dans le métro d'obtenir de Gallimard et des ayant-droits de Raymond Queneau cette insolente liberté : m'approprier la virée Zazesque, sans aucune contrainte graphique ou éditoriale et sans censure. Me voici donc seul responsable aux commandes d'un monument de la littérature française, ce qui, je ne le cache pas, est un peu intimidant.
Précisons à toutes fins utiles que contrairement à certaines idées reçues, la bande dessinée n'est ni un outil de vulgarisation ni un produit dérivé mais un art à part entière qui obéit à ses propres lois. L'adaptation n'est pas ici un processus commercial ayant pour but d'aseptiser une œuvre afin de la rendre plus accessible (un roman vendu à plus d'un million d'exemplaires en a-t-il vraiment besoin ?) mais plutôt l'ajout d'un (modeste) auteur à un autre préexistant, sans son accord lorsque celui-ci se trouve malencontreusement non-vivant. Cela sous-entend généralement un changement de média - en littérature en tout cas, car si les remakes sont courants au cinéma, il est plus rare qu'on réécrive un roman - et ce changement de média engendre de nouvelles contraintes.
Les contraintes de la bande dessinée.
Tout d'abord la pagination. Le prix du livre fait qu'un ouvrage de format A4 en couleurs dépassera rarement 80 pages, sauf dans le cas d'un auteur célèbre adaptant un auteur très célèbre. Dans notre cas, le challenge était de faire tenir le tout dans ces 80 pages, l'alternative étant de scinder le récit en deux tomes. Or, Zazie est insécable : c'est un crescendo avec un solo de trompette tout du long, et il est impossible d'en graver deux CD sans qu'il ne s'effondre en son milieu. Nous voici donc "contraints" de faire un montage aux dimensions du futur ouvrage. Mais c'est une contrainte qui n'a rien de dégradant (on pourrait même la trouver Oulipienne) : beaucoup d'excellentes adaptation cinématographiques d'œuvres littéraires font entre une et deux heures, ce qui obéit à des lois strictement économiques mais n'enlève en rien à leur qualité et au plaisir qu'on a à les voir.
La deuxième contrainte est la nature même du média : le dessin doit pouvoir raconter son histoire parallèle, se juxtaposer (et non illustrer), et pour cela il a besoin d'au moins quelques uns des éléments qui le composent : de l'espace, du mouvement, de la matière, de la vitesse. Le temps du dessin va très vite, alors que celui du roman est extrêmement lent. En littérature, on peut consacrer des pages entières à décrire dans les moindres détails la psychologie des personnages, leurs pensées intimes, le lieu où ils se trouvent, alors que la bande dessinée doit faire sa place au dessin, qui la compose pour moitié, sinon elle se sclérose.
Pour faire court, les auteurs de bande dessinée ayant le talent nécessaire pour faire vingt pages de récit avec trois personnages discutant dans une cave se comptent sur les doigts d'une main, et pas de la mienne en l'occurrence.
Enfin, la troisième contrainte est la longueur des dialogues. La structure de la bande dessinée n'autorise pas une infinité de phrases et il faut en prendre son parti. Bien que confronté à un roman aussi "bavard" que Zazie, il était bien évidemment hors de question pour moi réécrire les dialogues (bien que j'y sois autorisé) et l'élagage fut donc la règle: le petit jardinier-dessinateur a sorti son sécateur et a coupé ce qui dépassait. A vue d'œil il doit rester trente pour cent des dialogues originaux, il est alors difficile que chacun y trouve son compte : le texte regorgeant de provocations, chacun doit faire son deuil de sa petite pique préférée.
Ma Zazie à moi.
Une fois assimilée les contraintes du média, une fois surmontés (par l'autosuggestion) les doutes quant à sa propre légitimité pour mettre son grain de sel dans l'œuvre d'un grand quelqu'un d'autre, vient le moment crucial dans l'adaptation qui est l'ANGLE.
Comment vais-je traiter ce récit ? Comment adopter un point de vue qui soit original et fidèle en même temps ?
J'avais 2 pistes devant moi que je me suis bien gardé d'emprunter : La version cinématographique de Louis Malle, avec son emblématique et envahissant Noiret, et la version illustrée de Carelman, magnifique mais trop fidèle à mon goût.
J'ai pour ma part opté, devant l'exubérance verbale et la surenchère surnaturelle du récit, pour la sobriété. Il m'a semblé inutile de rentrer dans une course au millième degré avec Queneau, de tenter de lutter avec lui en le noyant d'effets spéciaux (pourtant pas chers en bande dessinée) et de maquillages trop chargés .
Zazie est un roman aveugle qui ne se passe nulle part : pas une seule description physique des personnages (à part la taille de Gabriel), peu de certitudes sur les lieux où se déroule l'action (dès qu'un personnage reconnait l'endroit où il se trouve, un autre le dément immédiatement), Zazie est une pelote qui se déroule dont on découvre l'étrangeté pas à pas et il convient alors de ne surtout pas devancer les effets de l'auteur - par exemple, Marceline n'a aucune ambigüité sexuelle apparente avant la fin du récit, alors pourquoi la dévoiler dès sa première apparition ?
Dès lors, de la même manière que je me suis gardé d'expliciter des points qui ne sont pas clairs dans le roman (la fin, l'hormossessualité de Gabriel...) je ne me suis pas soucié de représenter non plus ce qu'il est convenu de se figurer à lecture du texte. Il est inutile alors de jouer les grandes orgues de la censure castratrice : aujourd'hui un costaud habillé en sévillane ne représente plus le summum de la transgression éditoriale. Mes travestis ne passent donc pas sous les fourches caudines de la cage aux folles, mes démons sont de vulgaires agents de police et Aoun Arachide n'est plus ce grand diable magnifique de Carelman, mais un petit acteur avec un turban de magicien sur la tête et un costume trop brillant - cependant son pouvoir n'en est pas moins grand !
En somme je n'ai pas essayé d'être le bijou, mais plutôt l'écrin. Mon parti pris a été celui d'un tournage à petit budget avec quelques acteurs qui ne surjouent pas, quelques costumes et des décors naturels. Mon film respecte au maximum les effets de surprise qui sont la force vitale de l'histoire, et en ajoute à sa manière en prenant quelques contrepieds.
Par exemple revoici Marceline : "Pourquoi est-elle noire ?" me demande-t-on parfois. C'est une question qui me surprend, car rien n'indique dans le roman qu'elle ne le soit pas. Des noirs vivaient à Paris à l'époque, et Queneau comme Vian les fréquentaient, en particulier les musiciens de Jazz américains avec qui ils trainaient dans les boites de Saint Germain. ll est vrai que dans les milieux bourgeois un couple mixte devait être assez rare, mais Gabriel est un marginal et je ne pense pas que l'auteur aurait été particulièrement surpris de cette proposition.
Plus généralement et pour conclure cette petite bafouille, plutôt que de représenter les personnages à gros traits et de souligner les effets à coups de cymbales, j'ai préféré les esquisser afin que le lecteur se les approprie sans à priori, quitte à bousculer les images d'Épinal des milieux interlopes et à feindre l'indifférence.
Raymondement vôtre