Approche assumée et décryptage subjectif d’une “résurgence contrainte” (Enclosed Resurgence, 2001) de Julie Mehretu (artiste éthiopienne)
Au risque de contredire quelques articles anciens relatifs à l’exposition Africa Remix (2005, Paris), je défendrai donc les oeuvres de Julie Mehretu, qui fut l’une des 2 artistes éthiopiens présentés lors de cette exposition (cf. Catalogue Africa Remix, “Ville et terre”, pp.196-197). Non pas en raison de l’”ethiopianité” de cette artiste, ni de son “africanité”, mais pour ce que ses oeuvres transmettent en terme de force spirituelle.
Car au-delà des catégorisations thématiques proposées par les organsateurs et sensées faciliter la perception de l’oeuvre par le spectateur, ce qui importe, c’est bien cette “vibration de l’âme” ressentie à la vue d’un tableau.
Cet état d’extase ou de bouleversement auquel nous conduit (ou pas) la contemplation des formes et des couleurs.
L’exercice est difficile, toujours.
Il requiert patience et concentration.
Ruffian logistics, Encre et acrylique sur toile, 152X335
Julie Mehretu, 2001/ Collection Thomas Dane, Londres
Lorsque je m’arrête devant l’une des deux toiles de Julie Mehretu exposées dans le labyrinthe d’Africa Remix à Pompidou, j’avoue ne pas être saisi au premier regard. Pourquoi ? Je suis un piètre visiteur, comme beaucoup, trop tenté par l’urgence de tout voir et tout découvrir. Plus préoccupé de tromper la vigilance des gardiens qui traquent les caméras. Deux minutes devant cette toile, tout au plus, et toujours rien. J’appuie sur le déclencheur de mon Panasonic, m’offrant ainsi pour toujours la version numérique d’une oeuvre qui me laisserait indifférent n’était l’origine de son auteur. Vous penserez sans doute qu’il n’y a rien de plus méprisable aux yeux d’un artiste que le vol d’une image, l’image d’une oeuvre pourtant “offerte” au sensible et à la réflexion. Mais mon larcin n’a rien d’un pillage, Madame Mehretu! Je suis de ces compilateurs qui s’arrogent l’opportunité d’un retour vers l’oeuvre, plus tard dans le calme de la méditation.
Quatre ans plus tard donc, j’observe à nouveau cette oeuvre sur l’écran de mon ordinateur.
Décryptage d’”Enclosed Resurgence”
“Enclosed Resurgence”, crée en 2001, est réalisée à l’encre et à l’acrylique. Elle confronte la rigueur d’un langage topographique et architectural à un tumulte de lignes sauvages qui paraissent s’échapper d’une perspective imposée. Un terrifiant mouvement d’implosion se déroule sous nos yeux. Il est figé, certes à un instant déterminé, que l’artiste a choisi à dessein, pour mieux infliger au spectateur le choc d’une réalité. Celle qui préoccupe une artiste dont la “nécessité intérieure subjective”, celle qui émane de sa personnalité et de son parcours, constitue le déclencheur des émotions vives.
S’agit-il d’une oeuvre abstraite? A première vue, oui, après réflexion, non.
Le “temps de l’oeuvre” est ici, comme toujours, primordial.
Le temps de la lecture du tableau, nécessaire à la recherche de sens, mais aussi le temps qui semble figurer dans le contenu pictural et qui doit nous guider dans la réflexion. Notion que l’on pourrait croire insaisissable en peinture, le temps est pourtant omniprésent pour peu qu’on soit attentif à la composition de l’oeuvre. Les amateurs de Kandinsky ne me contrediront pas…
Il est présent lors de l’observation de l’oeuvre et de l’effort intellectuel nécessaire à sa compréhension. Et il est présent dans le contenu, exprimant en quelque sorte la progression de l’artiste, qui partant de sa sensibilité et du langage esthétique et symbolique qui lui est propre au moment de réaliser l’oeuvre, chemine vers un “ pur signifiant” qu’aucune autre forme d’expressions ne saurait traduire. C’est le temps de l’investigation personnelle de l’artiste qui se libère de ses fantasmes conscients ou inconscients, et exprime par l’intermédiation de ce que d’aucuns nommeraient un “style”, une “écriture picturale”, ou un “langage esthétique”, une valeur morale absolue qui échappe à la raison mais résonne au plus profond de l’âme.
C’est là sans doute, ce qui fait d’une oeuvre d’art qu’elle est unique.
Enclosed Resurgence, Encre et acrylique sur toile, 122X152
J. Mehretu, 2001 / Collection particulière, NY
Se limiter à commenter cette oeuvre en listant des thèmes et des idées ne conduit pas à sa compréhension profonde, intime, intérieure.
Dans “Enclosed Resurgence”, Julie Mehretu suggère l’ordre strict des sociétés urbaines (bâtiments et plans d’espaces dessinés au trait fin). C’est là, dans ces villes tentaculaires qui réunit l’essentiel de l’humanité, dans ces villes qu’elle a connues et quittées(Addis Abeba, Dakar), dans ces villes qu’elle a choisies pour lieu de vie (New-York), qu’elle expérimente le sentiment d’appartenance, d’enracinement et déracinement, d’exil et de solution à l’exil.
La vie urbaine ou l’urbanisation de la vie, ressentie comme une réalité inévitable et un avenir obligé.
Deux trapèzes, l’un rouge très clair, l’autre vert pâle, figure une perspective incertaine. Leur fonction scénographique paraît évident: la terre et le ciel en tant que limite géographique de l’aventure humaine.
Les couleurs et nuances choisies pourraient par contre faire débat. Nul doute qu’elles aient une fonction allégorique précise : si l’on emprunte à la théorie des couleurs de Kandinsky, le vert est la passivité, et le rouge une force immense. Leur mélange aboutit à un gris qui symbolise une forme de désespoir non définitif. Et c’est bien en effet vers le gris que tendent les deux trapèzes. On peut donc penser que l’artiste a voulu par ses altérations du vert et du rouge exprimer l’incertitude et la faiblesse d’un monde en danger, d’un ordre de plus en plus menacé.
Car en effet, à l’ordre social des métropoles répond l’anarchie et le chaos. Ils sont symbolisés par un jaillissement de traits sinueux et d’ellipses inachevées, sorte de chevelure épaisse livrée aux vents d’une tempête démoniaque, et des taches d’un noir de jais (encre) qui contrastent avec des nébulosités lointaines.
Il faut y voir l’expression d’une force difficilement contenue et de moins en moins maîtrisée. Celle des violences, du terrorisme, du désordre qui menacent selon un rythme exponentiel le cours de l’histoire.
“Enclosed Resurgence” est un avertissement.
Le monde organisé et systemisé ne répond pas aux attentes de minorités exclues de ce banquet où la majorité se partage les fruits du progrès. Sa sécurité vacille aussi sous les attaques féroces d’idéologies dangereuses qui projettent sa destruction. Les “résurgences”, qu’elles soient celles des forces de l’obscurantisme ou celles des revendications légitimes de populations délaissées et marginalisées, sont encore, pour le moment, “contraintes”, comme étouffées dans une dimension imposée.
Mais pour combien de TEMPS ?
C’est peut-être la question que pose ce tableau.
Plusieurs de ses oeuvres ont été présentées lors de l’exposition “Ethiopian Passages” en 2003. Ses grands tableaux évoquent la relation fluide et changeante de l’individu et de la communauté à l’âge de la mondialisation.
NJ
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