Bon, c'est un peu long, désolé de prendre de la place. Mais j'avais envie de partager. Alors, voilà, ça traîne dans ma clé USB depuis un bon moment et comme je n'ai pas envie que ça y stagne encore plus longtemps, je me lance...
AUDIMAT.
Le bâtiment ressemblait à un paquebot. Vaste cube de verre et d'acier dressé sur des piles de béton. Dans l'ascenseur, une plaque de cuivre indiquait l’affectation de chaque étage. Du rez-de-chaussée au dixième, les équipes de commerciaux, d'ingénieurs développement et de créatifs se partageaient plus de quinze mille mètres carrés de bureaux, open-spaces et autres salles de réunions. Au-dessus, c'était l'univers des administratifs, comptables, secrétaires et dirigeants.
Pour l'heure, toute l'équipe entairtenment tenait conseil dans la salle Michel Drucker. Il s'agissait de définir la nouvelle grille de rentrée.
- Bon, on a plusieurs pistes. Déclara Angela Di'Angelo, vingt huit ans, célibataire, diplômée d'HEC Sup' de Co, hétérosexuelle, séronégative. Les jeux tout d'abord. Comme vous le savez, le panel de téléspectateurs interrogé a confirmé sa nette préférence pour les jeux où les candidats sont humiliés.
- Surtout s'ils sont célèbres ou l'ont été… surenchérit Jean-Xavier Laporte, vingt quatre ans, ancien de chez UniEco & Laverder où il s'occupait de la prospection des nouveaux marchés et du lobbying auprès de leurs gouvernements. Bisexuel, séronégatif.
- Effectivement, confirma Angela Di'Angelo, mais j'allais y venir.
Elle lui adressa un petit sourire en coin et reprit le fil de sa présentation.
- Compte tenu des résultats enregistrés sur les six derniers mois par nos principaux programmes de divertissements… vous trouverez tous les chiffres pages vingt trois et vingt quatre du rapport qui vous a été remis en arrivant… je peux d'ores et déjà vous annoncer la suppression de "Une femme en péril" et de "Survie en milieu hostile".
Rapide coup d'œil sur l'assistance. La nouvelle semblait plutôt bien accueillie. Très bien se dit-elle, avant de poursuivre.
- Il nous faudra donc trouver des programmes de substitution. Jean-Xavier, tu auras en charge le développement d'un concept tournant autour de la famille et devant aboutir à la révélation d'un secret caché - si possible honteux. Virigine, nous avons décidé de reprendre le concept "jeunes célibataires livrés à eux même sur une île déserte". Nous l'avions abandonné faute d'audience. Nous y revenons. Mais cette fois-ci il faudra aller plus loin. La direction semble prête à assumer un éventuel scandale… (sourire entendu)
- On a qu'à les droguer ! Ou envoyer des prostituées, avança quelqu'un qu'Angela Di'Angelo ne sut identifier.
- On l'a déjà fait. Ces pistes ne sont pas à écarter bien entendu, mais là aussi, il nous faudra aller plus loin. Taper plus fort. Ne pas hésiter à transgresser les tabous. Et surtout, surtout, être innovent.
- On a qu'à leur coller des animaux ! Suggéra Antoine Ollong Van Dyé, stagiaire au service marketing, vingt et un ans, master en sociologie, homosexuel extraverti, séropositif déclaré.
- J'ai dit, i-nno-vent. La zoophilie ne choque plus personne depuis le dérapage de Sandy O'Sarah lors de "La Ferme célébrités" n° 5.
- L'histoire du cochon…
- Et des deux oies.
- Bon, je vais y réfléchir, ponctua Virginie Fièvret, trente deux ans, sur la sellette depuis l'échec de son projet de jeu thématique sur les maladies vénériennes avec des enfants handicapés. Sexualité incertaine. Séronégativité.
Nouveau sourire entendu d'Angela Di'Angelo. Elle sait qu'en cas d'échec, Virginie sera remerciée. À son âge, aucune chance de trouver un nouveau poste dans l'entairtenment. Avec un peu de chance, elle finira ses jours comme secrétaire, dans un obscur bureau de troisième zone, à rédiger des rapports qu'au final personne ne lira.
- Bien. Passons à présent aux programmes de variétés.
Angela Di'Angelo rayonnait. En deux coups savamment portés, elle venait de se débarrasser de la "grand mère" de l'équipe et du "petit con à dents longues" qui commençait à l'inquiéter. Cette histoire de secret de famille était bien trop propret, elle le savait. Jamais le Président n'accepterait un tel retour en arrière.
- Jean-Damien, ton concept "Nouvelle Idole en prison" est une vraie réussite. Cette année encore, nous avons explosé tous les chiffres d'audience. Et cette idée de couronner un condamné à mort ! Avec diffusion en prime time de son exécution, c'était vraiment grandiose.
Jean-Damien Vadérétro, vingt trois ans, célibataire, hétérosexuel frustré, séronégatif. Il baissa les yeux et rougit légèrement. Sa timidité naturelle en faisait une excellente recrue et le mettre en avant devant les autres, un bon moyen de les enfoncer.
- Mais cette année, surenchérit Angela Di'Angelo, consciente qu'elle devait toutefois éviter de lui donner trop d'importance, tu devras aller encore plus loin. Surtout maintenant que les spectateurs sont prêts. Rappelle-nous déjà ce que notre dernière idole en date a commis comme atrocités ?
- Il a tué tous les membres de sa famille. D'après son avocat, il n'était pas en pleine possession de ses moyens au moment des faits. Il aurait même affirmé avoir agi sur la demande de Dieu. Mais le jury n'a pas suivi cet avis. Surtout après qu'un rapport de police ait indiqué que plusieurs morceaux de corps humains avaient été retrouvé dans son congélateur, "prêts à être dégustés".
- Géééniiiaaallll ! rugit d'aise Angela Di'Angelo. Quand je pense qu'en plus nous sommes les seuls bénéficiaires des droits de son single !
- Forcément, il n'a plus de famille…
- Je te remercie Jean-Xavier, mais je pense que tout le monde avait compris.
La tension entre eux devenait perceptible. Jean-Xavier la fusilla du regard. Elle lui répondit par un nouveau sourire en coin. Plus crispé celui-là.
- Bon, il semblerait que la case des douze-dix huit ans ait besoin d'un grand coup de frais. Depuis la fin de la série culte "Beverly's Sanatorium" nous sommes à la recherche d'un nouveau concept fort. Fédérateur. Amanda, as-tu des nouvelles séries à nous proposer ? Qu'est-ce qu'il y a de nouveau au pays du récurrent ? Dis-nous tout ma belle.
Amanda Ling, dix neuf ans, elle est la benjamine de l'équipe mais aussi l'une de ses principales sources d'inspiration. Sa jeunesse, son absence totale d'inhibition et son absolument manque de morale en font un membre indispensable - bien qu'honteusement sous-payé - du pool entertainment. La jeune fille se racle la gorge qu'elle a largement dénudée et entame son analyse d'une voix monocorde.
- J'ai chopé sur le Net un truc assez crade qui devrait plaire aux ados-cibles. Ça parle d'une bande de jeunes - identification immédiate, produits dérivés possibles (tee-shirts, planches de skate, Ipods…). L'un d'eux est homosexuel mais il ne s'est pas encore déclaré - ses parents sont à moitié dingues, genre ils vont à la messe tous les dimanches - il a un petit copain mais ils ne se sont pas encore passés à l'acte…
- Et ce petit copain, dis nous en plus !
- Lui, c'est plutôt le genre grande folle. Il est l'apport comique de la série. Sauf qu'il est séropo. Mais ça, on ne l'apprendra qu'à la fin de la première saison. Quand tout le monde se sera bien attaché à lui.
- Ce n'est pas un peu tard ? Je veux dire, on ne risque pas de perdre des parts de marché pour les saisons suivantes ?
- Non, les jeunes adorent ce genre de retournement. Ils trouvent ça fun.
- Bon, dans ce cas… et les autres personnages ?
- Il y a Nancy, une nympho de dix-sept ans. Elle passe son temps à moitié à poil et saute d'un lit à l'autre.
- Bien.
- Il y a aussi Edgar, lui c'est l'intello de la bande. Enfin, disons qu'il est le seul à aller à l'école.
- Parfait. Comme ça on pourra demander des fonds Européens en prétextant la diffusion d'un programme pédagogique.
- Pédagogique ? Là, je doute.
- Ah bon ? Et pourquoi ça ?
- Parce que je ne vous ai pas encore parlé de Murray.
- Murray ?
- Drogué, alcoolique, suicidaire et obsédé. C'est le héros de la série.
- Je vois. Oublions la subvention. On programme en fin de journée, quand les gosses rentrent de l'école.
- Super ! dit Amanda. Et pour l'achat des droits ?
- Tu vois ça avec Kévin, c'est lui qui s'occupe de ce genre de détail.
Kévin Laroche-Friso, quarante cinq ans, marié, deux enfants, responsable de la comptabilité. Sexualité inintéressante. Sérologie sans intérêt.
- À présent, intéressons-nous à la seconde partie de soirée, lâcha Angela Di'Angelo. Le croustillant. L'énergique. Le scandaleux. Bien entendu, on conserve Chloé, ses décolletés plongeants font des ravages et ses écarts de langage nous valent tant de mails de protestation qu'on ne peut douter de son impact sur le public. Même chose pour "Brenda et ses amants"… à ce sujet, il faudrait songer à remplacer Louis, je le trouve particulièrement mollasson en ce moment. Il ne prend plus d'initiative, se contente de regarder… Trouvez-moi un bel étalon plein de vigueur que diable ! Mais trêve de bavardage, venons-en enfin à la bonne nouvelle de la journée : la case de 23h00 du Vendredi soir vient enfin de se libérer.
- Quoi ? On supprime l'émission littéraire ? s'exclama Virginie Fiévret, déstabilisée par une telle information.
- Eh oui, notre dernier rempart culturel vient de sauter ! Décision du président. Les sondages ont parlé. Du reste, plus personne ne lit de nos jours. Et si l'on en croit les dernières enquêtes… page quatre vingt douze du rapport… personne ne devrait s'en apercevoir. Sauf bien sûr Télérama, mais qui se soucie encore de leur avis ??
Un éclat de rire général ponctua ce nouveau trait d'esprit.
- Alors voilà, ponctua Angela Di'Angelo, vous avez la parole. Claudia, mon chou, vous voulez bien prendre en notes ce qui va se dire ?
Claudia Aventura-Durand, trente ans, poitrine siliconée et lèvres refaites. Sexualité débridée. Sérologie incertaine. Secrétaire particulière d'Angela Di'Angelo - des rumeurs couraient à propos d'une liaison unissant les deux femmes mais rien de confirmé.
- Pas de problème Angela.
- Alors, qui se lance en premier ?
Autour de la table, un silence pesant venait de s'installer. Chacun se concentrait sur ses mains. Jouait avec son stylo. Les plus vaillants poussaient l'audace jusqu'à épier leur voisin. Du coin de l'œil, sans se faire remarquer.
- Je ne vous cache pas que j'ai déjà élaboré quelques pistes mais je ne voudrai pas vous influencer… dit Angela Di'Angelo.
Jean-Xavier Laporte comprit que le moment était venu. Il se leva, se dirigea vers le paperboard.
- Vous permettez Angela ? demanda-t-il.
Il se tenait à présent devant le tableau, un marqueur à la main.
- Mais je vous en prie, Jean-Xavier.
- Alors voilà, j'ai songé à un programme qui allierait à la fois les couche-tard, que l'on sait fêtards, portés sur la boisson et les excès divers, les insomniaques, les curieux, les passionnés qui n'hésiteront pas à veiller tard afin d'obtenir un programme digne, selon eux, d'intérêt.
- À combien de parts de marché estimez-vous ce public potentiel ?
- Compte tenu de l'horaire et des programmes diffusés sur les autres chaînes à la même heure, je pense qu'on peut tabler sur plus de soixante-dix pour cent.
- Mazette ! s'écrit Angela Di'Angelo. Auriez-vous déniché le Graal médiatique ?
Quelques rires étouffés, mi-nerveux, mi-excités s'égaillèrent autour de la table.
- Je l'ignore, personne ne peut se targuer d'un tel exploit Angela… mis à part vous bien entendu.
La joute avait commencé. Les spectateurs s'installaient confortablement. Le combat serait à mort et ils le savaient.
- Mais poursuivez, Jean-Xavier, poursuivez...
- Je disais donc que nous allons essayer de drainer tout le public nocturne.
- Et comment allez-vous vous y prendre, si ce n'est pas trop indiscret ?
- J'y viens, ne soyez donc pas si impatiente…
Jean-Xavier Laporte étouffa un sourire. Il la tenait. Elle était à lui. Dans quelques instants, elle allait lui manger dans la main. Il adorait ce genre de situation. "Cette odeur de mort qui précède les combats et marque le début des vocations martyr" comme le chante Hubert-Félix Thiéfaine
- Un concept simple mais efficace. Poursuivit-il.
Il la fixait. La toisait. Déjà, elle vacillait. Bientôt elle serait à terre. Mais avant cela…
- Tellement simple que je me demande encore comment d'autres n'y ont pas encore songé.
Autour de la table, on retenait son souffle. Seuls les tap-tap-tap nerveux de Claudia Aventura-Durand sur son clavier parvenaient à briser le silence. La température était montée d'un cran. Tout comme le niveau de stress général.
- Nous allons compiler tout ce qui plait. Faire de ce programme l'ultime divertissement. Bien sûr, nous devrons conserver un aspect culturel - il paraît que certaines personnes y sont encore sensibles - mais nous y adjoindrons des danseuses nues - l'horaire nous le permettra - des conseils décoration ainsi que de la musique ringar… pardon, populaire, plus quelques dossiers people bien entendu. Bref, sous la houlette d'un animateur issu de l'immigration - pour le côté jeune et novateur mais également afin de nous faire de la publicité à peu de frais - nous proposerons un véritable condensé de tout ce que les gens aiment… du plus choquant au plus provocateur.
Angela Di'Angelo fusilla Jean-Xavier Laporte du regard. Comment avait-il fait pour lui voler ses idées. Disposait-il de complices ? Son regard se porta tout naturellement sur Claudia Aventura-Durand. Celle-ci fixait son écran sans ciller. C'était bien cela. D'un geste brusque, elle claqua le bureau du plat de la main. Tous les regards se tournèrent vers elle. Elle devait réagir. Mais ce fut Jean-Xavier Laporte qui ouvrit la bouche le premier,
- J'en ai déjà parlé au Président, il est enthousiaste.
Angela Di'Angelo encaissa cette dernière traîtrise avec tout le professionnalisme dont elle était capable. Lentement, elle se dirigea vers la fenêtre, l'ouvrit en grand et prit son envol.Publié par les diablotins
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