Partir

Publié le 16 avril 2009 par Thywanek

Partir. Repartir. Répartir de ce temps dans quelque ailleurs. Vous laisser, murs communs, fenêtres immobiles. Vous abandonner. Et puis quoi. Tout cet inconnu d’ici contre un autre plus loin. De la légèreté à en mourir. Tirer sur les fils qui retiennent le ballon translucide. Ils ne tiennent à rien. Les rompre dans l’air et les laisser se rétracter d’eux même. Ils s’étaient inventés tout au long des réseaux habituels. Aucune sensation, non, ni aux chevilles, ni aux poignets, ni au cou ou dans le dos. A peine l’idée qu’ils existent. Qu’ils se renforcent au fur et à mesure. Qu’ils se multiplient. Qu’on s’y empêtre. Qu’on s’y emmêle. Que le corps incertain du voyage s’y trouve lui aussi englué. Météore impalpable dont la présence se fait peu à peu mythique. Comme si la nécessité d’une autre rive pouvait se fondre dans le seul rêve de s’en aller et accompagner d’une illusion suffisante la complaisance grégaire et son parti pris blasé.
Partir. Disparaître. Il y a tant de choses dans les lieux, dans les objets, dans les êtres. Et pourtant tout n’est réellement que là, signalé par émois au fond de la petite niche dans le thorax qui sonne, et brassé dans le crâne hanté où les vents nous souviennent, où les nuits nous secrètent, où les saisons nous rangent, où les chaleurs nous baignent, où les sentiments nous lissent, nous tordent, nous tuent, nous affolent, nous rassurent, nous font croire à des yeux, à des mains, à des reins, à des rires, à des mots, à des miroirs, à quelqu’un dans un lit lorsque tout repose, avant tout ne redevienne qu’un fatras de morceaux épars d’une vie qui se tente, qui se veut, qui se redresse infatigablement, et qui continue à lancer de son seuil, têtue et désespérée, des regards vers l’infini le plus proche, vers le voisin le plus lointain.
Disparaître. Sans raison. Il n’y en a aucune. Aucune non plus de rester. Toute histoire passée n’est racontée que pour imaginer baliser un chemin encore à parcourir. Et si au lieu de s’interrompre l’histoire s’enfuyait. Tout simplement. Perdue de vue. Evanouie. Et le sujet, là-bas, tout là-bas, c’est ce trait vertical et vacillant qu’on dirait s’éloigner dans les volutes rousses qu’un souffle paresseux balaye derrière lui. Et bientôt c’est fini. Et d’où il est venu, cela ne servira à rien de le savoir. Ni ce qu’il à vécu. Rien ne sera plus à dire. Outre les paroles qui s’échangeront pour effacer l’inconfortable impression d’un manque superflu. Rien ne sera plus à dire. Rien n’aura été dit vraiment. Juste quelques laps couverts d’essais intempestifs. Rien n’aura été vécu. Les traces qui n’auront pas pu être évitées s’enseveliront de leur propre futilité. Et les mémoires s’arrangeront. S’il le faut. C’est une faculté usuelle. On fait naître, et quelquefois renaître ce qui fait défaut.
Partir. Ne plus appartenir. Pas même à soi. Pas plus que ce qui serait requis pour un dernier maniement d’une poignée de porte. Et commencer déjà de s’amenuiser à l’abri des murs. Rapetisser au delà des périphériques. S’insignifier dans la multitude. S’oublier sur des routes désertes. Joindre le large. Appartenir au soleil ou à la pluie. Aux heures du jour. Aux bras de la nuit. Eventuellement, au début, aux douleurs des pieds. Aux éblouissements d’avant la tranquillité. Et qui sait à quelques pincées de sel sur les paupières. Appartenir à l’écorce et aux mouvements des branches. Appartenir aux pierres. Et puis, demain, au sable. Appartenir au froid. A la peur, si elle devait poindre certain moment ou l’accord se disjoindrait entre l’être et l’oubli. Appartenir au bleu et aux brises. Jusqu’à tout déposséder en s’y soustrayant. Appartenir au temps le temps de lui échapper. Délice ultime à sa mesure rendue plus vaine que jamais. Pauvre horloge inerte aux augures impassibles. En voilà un qui passe et qui à présent se fout bien de ton heure. Et il s’en va debout. Les yeux ouverts. Et il n’a plus rien qui le rattache à toi.
Le ballon translucide a fondu dans le cœur. Le pas, dompté la légèreté. Il n’y avait rien d’indispensable à être. Rien de plus beau à rêver que ce qui l’avait été. Rien de plus que l’avion et le mystère suspendu des profondeurs étoilées aux sources sans cesse reculées devant les optiques démesurés des observatoires. Ainsi que le secret écorché des constellations ébauchées sur des pages illisibles pour qui les aurait lues. Pour pas plus, probablement, que le parfum du goût d’une tentation d’effleurement sur une chair éveillée dans des limbes d’argyrose. Et la risible menace d’une perle de rouge chaud tombant d’un ongle. Et trouver quelques part, dans ces pages et ces limbes, et pourquoi pas dans cette perle, et pourquoi pas sous une dent, l’once doré dont se nourrit chichement la tendre goule efflanquée qui tient la dragée haute à nos baptêmes charnels. Alors l’autre rive, illusoire, s’est esquissée. Douceur soyeuse. Nacre azurée répandue sous les molles fumées des fraîcheurs maritimes. Puis étendue sans limites de territoires paisibles comme un sommeil sans fin caressé des lambeaux changeants de voiles de poussière. Ne pas même y penser que les magnifiques édifices de roches qui surgissent çà et là soient devenus les demeures des précédents évadés. Tout juste que le sable qu’ils continuent de fabriquer ait assez d’indulgence, et, plus tard, assez d’appétit pour en être in fine. Tout juste qu’il y ait à lire, en attendant mieux, sur leurs pans, les fioritures de l’érosion, messages indéchiffrables d’une usure oisive, pour épancher les dernières soifs de la lucidité.