Thomas d'Aquin, Albert le Grand
et Aristote
Le jeune Thomas d'Aquin, fils du comte Landolphe, seigneur d'Aquino [petite ville א une trentaine de kilomטtres de Naples], prend en 1244, א l'גge de dix-neuf ans, contre la volontי de sa famille, l'habit du nouvel ordre religieux des Frטres Prךcheurs [dominicains], qu'il avait rencontrיs א l'Universitי de Naples. Dix-huit mois plus tard, aprטs des tentatives infructueuses de sa famille pour le dיtourner de son choix, il rejoint Paris. Thomas trouve א Paris - la « trטs noble citי de toute vie de l'esprit » -, non seulement un milieu : l'Universitי, centre intellectuel de la Chrיtientי, mais dans ce milieu un homme qui d'entrיe de jeu le mettra en contact avec la pensיe d'Aristote : le maמtre dominicain Albert de Cologne [Albert le Grand], auprטs de qui il יtudiera, א Paris de 1245 א 1248, puis א Cologne de 1248 א 1252, - avant d'ךtre promu lui-mךme maמtre en thיologie א l'Universitי de Paris, en 1256.
Albert le Grand
Albert le Grand est nי en Souabe א Lauigenvers 1200 [vers 1206-1207 pour certains ; en 1193 pour d'autres ; ou un peu avant 1200, date la plus probable]. Issu d'une famille de militaires [ex militaribus], le jeune Albert a d'abord יtudiי א Padoue, puis א Cologne oש il est entrי chez les Frטres Prךcheurs en 1223 [ou en 1227]. Il enseignera en Allemagne א partir de 1233. On le retrouvera maמtre en thיologie א l'Universitי de Paris, de 1245 א 1248. Il a Thomas pour יlטve, א Paris d'abord, puis א Cologne oש Thomas le suit de 1248 א 1252. En octobre 1256, Albert rejoindra le pape Alexandre IV א Anagni, pour dיfendre la cause des Ordres mendiants [dominicains et franciscains] attaquיs par Guillaume de St Amour. Il restera auprטs de la curie en 1257 et y disputera contre les doctrines d'Averroטs. Nommי יvךque de Regensburg [Ratisbonne] en juin 1260, il le demeure deux annיes. Suivrontune sיrie de voyages et de prיdications א travers l'Allemagne, jusqu'en 1264. Albert retrouvera ensuite une existence sיdentaire, א W�rzburg puis א Strasbourg jusqu'en 1270, et enfin א Cologne oש il passera les dix derniטres annיes de sa vie, jusqu'א sa mort le 15 novembre 1280, dans un certain dיtachement.
Maמtre Albert [Magister Albertus : א qui la place Maubert, dans le quartier latin, doit son nom] avait un caractטre bien trempי. Travailleur infatigable, il poursuivait un grand dessein : rendre la science grecque, personnifiיe par Aristote, rיcemment dיcouvert, intelligible א ses contemporains. Ce qui n'יtait pas sans audace, quand on sait, nous y reviendrons, qu'il יtait encore interdit officiellement d'enseigner Aristote. Mais tel יtait l'appיtit de savoir d'Albert et ses convictions, qu'il s'attelle avec יnergie א une compilation encyclopיdique oש il voulait faire entrer tout ce qu'on connaissait de ce que les Grecs, notamment Aristote, avaient laissי. Esprit curieux, il n'hיsitait pas א expיrimenter lui-mךme dans le domaine des sciences de la nature, supplיant א certaines lacunes rencontrיes dans son travail de compilation.
Gilson [La Philosophie au Moyen Age] יcrit de lui : « Albert s'est jetי sur tout le savoir grיco-arabe avec le joyeux appיtit d'un colosse de bonne humeur, ou gיnיralement tel, sauf lorsque des confrטres bien intentionnיs lui conseillaient de se modיrer dans l'intיrךt de la religion. Il y avait du pantagruיlisme dans son cas, ou, plutפt, il y aura de l'albertinisme dans l'idיal pantagruיlique du savoir ».
Tel יtait le maמtre auprטs duquel le jeune Thomas fera ses classes. Ainsi sera-t-il au contact d'un maמtre engagי, qui croit en l'autonomie de la raison dans son domaine, et qui rךve de laisser derriטre lui un systטme entier du savoir, oש Aristote, tel qu'il l'a reחu, fait figure d'autoritי, du moins en physique : « En ce qui touche א la foi, יcrit maמtre Albert, mieux vaut en croire saint Augustin que les philosophes, s'ils se trouvent en dיsaccord. Mais si l'on parlait mיdecine, j'en croirais plutפt, quant א moi, Galien et Hippocrate ; et si l'on parle des natures des choses, c'est plutפt Aristote que j'en crois, ou tel autre qui en a l'expיrience ».
C'est donc א cette יcole que Thomas va apprendre Aristote. Mais Aristote lu dans quels textes ? Et quel Aristote ?
Origine des traductions d'Aristote
Un dיbat plus gיnיral sur « les racines grecques de l'Europe chrיtienne » a יtי ouvert rיcemment par Sylvain Gouguenheim dans son livre Aristote au Mont-Saint-Michel [Seuil,mars 2008]. Ce dיbat apporte des יlיments intיressants pour יclairer notre question.
Gouguenheim [G.], dans sa thטse gיnיrale, remet en cause l'idיe communיment reחue selon laquelle l'Occident aurait dיcouvert le savoir grec au Moyen ֲge par l'intermיdiaire de l'Islam. Ainsi un manuel universitaire :
« La science grecque se transmet principalement aux Latins par l'intermיdiaire de l'Islam et la plus grande partie de ce retour aux sources s'opטre dans l'Espagne redevenue chrיtienne grגce א la Reconquistada. C'est lא que des clercs de toute l'Europe viennent א partir du XIIe siטcle puiser aux sources arabes, et, en les traduisant, contribuent א la redיcouverte de la science grecque »
ou cette citation d'une publication d'un professeur de civilisation franחaise א l'Universitי du Caire :
« Tout l'Occident dans son ensemble a יtי יdifiי sur l'apport indיniable de l'Islam […]. C'est grגce aux penseurs arabes que l'Europe a connu le rationalisme ».
G. souligne l'approximation qui consiste א faire du monde islamique un bloc homogטne, et א confondre en particulier arabitי et islamisme. La langue commune est l'arabe, mais les penseurs sont d'origine et de croyances diverses : musulmans, mais aussi juifs ou chrיtiens.
D'autre part, la reprיsentation selon laquelle la science grecque aurait יtי largement adoptיe par le monde musulman, avant d'ךtre transmise au monde mיdiיval, est aussi contestable : א l'intיrieur de l'Islam on ne retint souvent de l'hיritage grec que ce qui ne venait pas contredire le Coran.
De plus, l'hellיnisme de l'Islam יtait un hellיnisme tardif, un prolongement de l'Antiquitי tardive, marquיe par l'engouement pour les philosophes nיoplatoniciens, plutפt qu'une redיcouverte du classicisme athיnien, comme ce sera le cas plus tard en Occident.
La thטse gיnיrale de G. est que l'Europe a toujours maintenu ses contacts avec le monde grec. Il entend discuter l' « יvidence » selon laquelle le monde arabo-musulman aurait jouי un rפle dיterminant dans la formation de l'identitי culturelle de l'Europe - en יtant le vecteur de transmission du savoir grec.
Il est instructifpour notre propos de suivre quelques יlיments de l'argumentaire de G.
Constat de dיpart : dans l'Antiquitי une grande partie des textes de Platon et d'Aristote n'avaient pas יtי traduits en latin, puisque les Romains lisaient le grec, - ce qui n'יtait plus le cas des hommes du Moyen ֲge. L'Occident avait cependant accטs, א travers les versions de Boטce (470/480-525), א une petite partie de l'�uvre de Platon, dont le Timיe, et א quelques livres de l'Organon ou Logique d'Aristote, dont les Catיgories, De l'interprיtation, et les Premiers Analytiques.
Vers la fin du XIe siטcle, a existי un centre important de culture grecque en contact direct avec le monde latin : Antioche, frיquentי par de nombreux Latins dans le sillage de la premiטre croisade. Plusieurs traducteurs d'�uvres grecques y travaillטrent.
Mais un autre centre a jouי un rפle dיterminant dans la diffusion du savoir grec en Europe : il s'agit de l'abbaye du Mont-Saint-Michel, qui a constituי le foyer actif d'un intense travail de traduction des textes d'Aristote, directement du grec au latin, dטs les premiטres dיcennies du XIIe siטcle, - en un temps oש l'on n'avait pas encore entamי, א Tolטde, les traductions א partir des versions en arabe.
L'homme clי du Mont-Saint-Michel est Jacques de Venise. On ne sait pas grand-chose de lui, sinon que, originaire de la citי des Doges, il rיsida une partie de sa vie au Mont-Saint-Michel, sans doute א la fin des annיes 1120, oש il vיcut longtemps et oש il יlabora ses traductions. Sa mיthode de traduction se caractיrise par son caractטre littיral et presque rigide. Il יcrit dans un latin hellיnisי que l'on retrouvera dans ses traductions.
On doit א Jacques de Venise la traduction, directement du grec en latin, de l'�uvre physique et mיtaphysique d'Aristote : les Seconds Analytiques, vers 1128, les traitיs De l'גme et De la mיmoire, une grande partie des Petits Traitיs d'histoire naturelle, de la Physique vers 1140, des huit livres des Topiques [autre partie de la Logique] et de l'intיgralitי de la Mיtaphysique. On lui doit יgalement la premiטre traduction grיco-latine de l'Ethique א Nicomaque.
Les enseignements de la chronologie sont dיcisifs : Jacques de Venise a commencי ses traductions avant 1127, et les a poursuivies jusqu'א sa mort vers 1145-1150 ; Gיrard de Crיmone n'a rיalisי les siennes, א Tolטde, qu'aprטs 1165 : il traduit par exemple la Physique en 1187, soit plus de quarante ans aprטs Jacques de Venise.
En outre Jacques de Venise ne fut pas le seul א effectuer un travail de traduction des �uvres d'Aristote. La Physique, la Mיtaphysique, les Seconds Analytiques et les Topiques ont יgalement יtי traduits du grec au latin par des traducteurs anonymes.
Si donc on suit la thטse de G., qui est bien argumentיe, il faut se retirer de l'esprit l'idיe que les textes d'Aristote n'auraient יtי accessibles que par la voie arabe. Ils ont יtי accessibles par l'intermיdiaire des commentateurs arabes et juifs, mais aussi et d'abord grגce aux traductions effectuיes du grec au latin au sein de l'abbaye du Mont-Saint-Michel.
Il faut ajouter que les traductions de Jacques de Venise ont connu une trטs grande diffusion. Que l'on en juge : de nombreux יcrits universitaires ne nous sont connus que par trois ou quatre manuscrits ; or, pour le texte de la Physique traduit par Jacques de Venise on dיnombre environ cent manuscrits dispersיs א travers toute l'Europe occidentale [dont 18 conservיs א Paris] ; pour la Mיtaphysique on en dיnombre prטs de quarante [dont 4 א Paris] ; pour les Seconds Analytiques prטs de trois cents.
G. commente : « Il n'est plus possible, א la lecture de ces nombres, d'affirmer que l'Occident n'a pas portי son attention sur la philosophie grecque, ni que les traductions effectuיes du grec en latin dטs le XIIe siטcle aient יtי un phיnomטne mineur ».
Le contexte intellectuel de la dיcouverte d'Aristote
Avant de revenir א l'enseignement de Maמtre Albert, il nous faut prיciser le contexte de la dיcouverte d'Aristote dans les milieux universitaires dans la premiטre moitiי du XIIe siטcle.
Les textes d'Aristote, on l'a vu, ont commencי א ךtre diffusיs – suscitant une grande curiositי - dטs les annיes 1130 dans les traductions, du grec au latin, de Jacques de Venise, et א partir des annיes 1180,dans les traductions, de l'arabe au latin, de Gיrard de Crיmone.
On disposa ainsi progressivement - outre de l'Organon, des Premiers et Seconds Analytiques - de la Physique, des traitיs Du ciel et De la gיnיration et de la corruption, ainsi que des Mיtיores, I א III, des traitיs De l'גme et De la mיmoire, de la Mיtaphysique et de l'Ethique א Nicomaque.
Arrivטrent יgalement, par la voie arabe, les textes des commentateurs arabo-musulmans et juifs [tels Al-Kindi (+873), Alfarabi (+950), Avicenne (979-1037), Averroטs (1126-1198)], qui combinaient aristotיlisme et nיoplatonicime.
Le cadre יtait donnי des rיflexions qu'allaient mener les thיologiens pour tenter de concilier la raison, nouvellement redיcouverte avec Aristote, et la foi traditionnelle.
Car les divergences ne manquaient pas : par exemple, sur la crיation du monde [dans la perspective nיoplatonicienne d'Avicenne ou d'Averroטs le monde, vu comme une יmanation descendant יternellement de Dieu, n'avait pas dיbutי dans le temps], ou le problטme de la connaissance [en posant un Intellect agent unique, les commentateurs arabes rendaient problיmatique la conception chrיtienne de la destinיe particuliטre de chaque גme]. Les thיologiens s'attelaient donc א ces questions, et א bien d'autres donnant lieu א dיbats, sous la surveillance des autoritיs gardiennes de l'orthodoxie.
C'est ainsi qu'Alain de Lille (1128-1215), recteur de l'universitי de Paris, s'inquiיtant de prיserver la vraie foi de l'hיrיsie, avait fourni un gros travail de relecture - voire d'adaptation - des textes d'Aristote nouvellement connus, dans le but d'aboutir א l'unitי de tous les savoirs sous l'יgide de la thיologie.
David de Dinant (dates incertaines), hellיniste qui avait eu accטs aux textes d'Aristote, professant un monisme qui pouvait יvoquer un panthיisme pur et simple, s'attira quant א lui la suspicion de la hiיrarchie. Et comme on retrouvait dans ses textes l'influence des conceptions aristotיliciennes, la mיfiance des autoritיs א l'endroit d'Aristote commenחa א poindre, - cependant que l'engouement que suscitait le mךme Aristote allait croissant dans ce qu'on appelait maintenant l'Universitas, la communautי des maמtres et des יtudiants.
Mais l'Universitי en ces temps-lא יtait une corporation clיricale et, comme telle, relevait de la compיtence juridique de l'Eglise. Par mesure conservatoire des interdictions ne tardטrent pas א ךtre prononcיes.
Dטs 1210, l'enseignement des livres de philosophie naturelle d'Aristote fut interdit par la papautי, mais non celui de la Mיtaphysique, - qui subit toutefois le mךme sort en 1215. En 1228, le pape Grיgoire IX prescrit d'expurger l'enseignement thיologique de toute rיfיrence א la « science mondaine ». Interdiction renouvelיe en 1231, יtant prיcisי qu'on pourrait enseigner la Physique d'Aristote lorsqu'elle aurait יtי soumise א la censure, et expurgיe de ses erreurs… 1231 est aussi l'annיe qui voit, toujours sous l'יgide de Grיgoire IX, les juridictions ordinaires dessaisies de leur tגche de surveillance, au profit de tribunaux d'exception ayant compיtence pour instrumenter partout contre les « hיrיtiques » : l'Inquisition יtait nיe…
Tel est l'environnement dans lequel travaille et enseigne maמtre Albert. Il lui faut dטs lors une audace peu commune pour produire, א Paris, de 1240 א 1248,cinq commentaires des ouvrages de philosophie naturelle d'Aristote, Physique en tךte, traitי De l'גme compris. Cet enseignement fit sensation. Remarquable intrיpiditי, quand on sait que l'interdiction d'enseigner Aristote ne sera levיe qu'en 1255 !
Quant א cet appיtit « pantagruיlique » de savoir [Gilson : « Albert s'est jetי sur tout le savoir grיco-arabe avec le joyeux appיtit d'un colosse de bonne humeur »], il est dans l'air du temps. Bien que certains restent en marge – saint Bonaventure (1221-1274), par exemple, des Frטres Mineurs [franciscains] – d'autres, comme Roger Bacon (vers 1210-1292), Frטre Mineur יgalement, de l'Universitי d'Oxford [trטs tournיe vers les sciences de la nature], cultivent desambitions semblables. Esprit pratique, Bacon imagina quantitי d'inventions… - il y avait une prיfiguration de Lיonard de Vinci en lui. C'יtaient ses « merveilleuses machines » : voitures qui se dיplacent toutes seules, navires sans rameurs ni voiles, aיronefs, machines de guerre etc.
L'enseignement de Maמtre Albert
Au c�ur de cet afflux de nouveautיs, Aristote tient une place dיcisive. Il reprיsente la raison, nouvellement redיcouverte.
Maמtre Albert croit – jusqu'א braver les interdits - en la possibilitי de concilier Aristote et la foi. C'est avec cette conviction forte qu'il transmet Aristote א son jeune et brillant disciple Thomas.
Aristote lu dans quels textes ? Les recherches dont fait יtat Gouguenheim montrent qu'Albert a utilisי des traductions grיco-latines de la Physique, de la Mיtaphysique et des Seconds Analytiques. En ce qui concerne les textes de la Physique et des Seconds Analytiques, la technique de traduction et le vocabulaire utilisי permettent de prיciser qu'il a eu entre les mains les traductions de Jacques de Venise.
Quel Aristote ? Albert est par lui-mךme assez imprיgnי du nיoplatonisme ambiant qui allait avec la dיcouverte d'Aristote. Quand bien mךme il utilisait des traductions directes du grec, il n'יchappait pas א l'esprit du temps. Les textes d'Aristote arrivaient accompagnיs des יcrits, largement diffusיs, venus du monde arabo-musulman.
Or les musulmans et les Arabes qui se sont intיressיs א la philosophie grecque [les falגsifa] ont souvent prיfיrי א l'aristotיlisme, plus rationnel, le nיoplatonisme, plus mystique, et dont les rיfיrences א l'unitי crיatrice pouvaient s'accorder א leur foi. Car la fasalfa se heurtait א une difficultי immense : l'idיe de causalitי dיveloppיe par les grecs ne permettait pas de rendre compte de celle de crיation, א la base du Coran. Si les idיes des nיoplatoniciens pouvaient ךtre accommodיes, les conceptions mיtaphysiques d'Aristote ne pouvaient s'accorder avec le contenu de la rיvיlation coranique.
C'est ainsi que le monde universitaire qui s'ouvrait aux nouveautיs grecques baignait dans une forte ambiance nיoplatonicienne. Albert n'y יchappa pas. C'est un Aristote nיoplatonisי qu'il transmis dans son enseignement. L'גme humaine, par exemple, est selon lui une substance spirituelle et immortelle, comme la voyait Platon, mais a pour fonction d'animer un corps, comme l'enseigne Aristote. En ce qui concerne l'opיration de connaissance, Albert enseignait un aristotיlisme arabisי, en utilisant la notion d'intellect agent, mais lui superposant une certaine « application de l'Intellect incrיי », qui est l'action de Dieu comme source ultime de toute connaissance – ce qui n'est pas sans faire penser א l'illumination augustinienne.
Thomas d'Aquin
D'entrיe de jeuune sorte de connivence s'יtablit entre maמtre Albert et son disciple Thomas, qu'il sut distinguer. Thomas a trouvי en Albert son maמtre א penser. Ce qui, compte tenu de ce que nous savons d'Albert, nous donne de prיcieuses indications sur l'יtat d'esprit intellectuel de Thomas.
On retrouvera chez Thomas la joyeuse audace caractיristique d'Albert, le go�t pour la raison, et l'indיfectible conviction que raison et foi peuvent s'accorder.
Devenu lecteur, Thomas sera promu en 1256 – il a 31 ans - maמtre en thיologie א l'Universitי de Paris, en mךme temps que Bonaventure, son collטgue et ami, qui deviendra ministre gיnיral des Frטres Mineurs.
Le corpus aristotיlicien complet vient d'ךtre inscrit, en 1255, aprטs plus de vingt ans d'interdiction, parmi les livres d'enseignement de l'Universitי. A partir de quels textes Thomas lit-il Aristote ?
Les recherches auxquelles Gouguenheim se rיfטre font יtat de l'utilisation par Thomas, comme pour Albert, de traductions grיco-latines de la Physique, de la Mיtaphysique et des Seconds Analytiques. Il a יtי montrי de plus que Thomas avait eu entre les mains un manuscrit des Seconds Analytiques contenant la traduction de Jacques de Venise.
Thomas aura א c�ur – et א raison – de retrouver un Aristote originel. Il lui arrivera, dans cette entreprise, de s'opposer א son ancien maמtre, Albert - cependant que celui-ci, qui lui survivra, n'hיsitera pas, faisant montre א son יgard d'une grande affection toujours intacte, א se rendre א Paris, en 1277, malgrי son grand גge, pour dיfendre la mיmoire et l'�uvre de son disciple, dont certaines thטses ont יtי condamnיes, trois annיes aprטs sa mort en 1274.
C'est donc un Aristote « dיplatonisי », si l'on peut dire, que Thomas s'attachera א retrouver dans les textes, prenant en cela ses distances avec l'enseignement qu'il avait reחu de Magister Albertus.
Thomas, par exemple, refuse expressיment le principe mךme de l'anthropologie professיe par maמtre Albert, qui ne conחoit l'union de l'גme et du corps que sous le prיalable d'une גme consistante en soi. C'est la mךme chose, pour le corps, d'avoir une גme, que, pour la matiטre de ce corps, d'ךtre en acte [Commentaire du De anima d'Aristote, liv. II, leח. 1, in fine].
Autre exemple, que je dיvelopperai un peu plus, concernant l'opיration de connaissance, tirי de la Dispute De magistro [Du maמtre], que Thomas, tout jeune maמtre en thיologie, a tenues devant ses pairs et les יtudiants de l'Universitי de Paris, entre 1256 et 1259.
Le sujet de la Dispute tourne autour de l'enseignement. Dטs le dיbut [article 1] vient la question : L'homme peut-il enseigner et ךtre appelי maמtre, ou cela est-il rיservי א Dieu seul ? Albert, on l'a vu- il יtait en cela de son temps - avaitsur le sujet de la connaissance des conceptions plus inspirיes de saint Augustin que d'Aristote. On retrouve ce substrat dans les objections que reprend la Dispute : sur 18 objections prיsentיes, 15 se rיfטrent א l'autoritי augustinienne ! La tגche du jeune maמtre sera rude pour contrer ces positions !
Prenant les choses de plus haut – ceci est bien dans sa mיthode – Thomas pose d'entrיe la question de l'origine des formes sensibles : tiennent-elles leur ךtre d'un agent extיrieur, c'est-א-dire d'une substance ou d'une forme sיparיe [substantia vel forma separata] comme le pense Avicenne – ou ces formes sont-elles insיrיes [indita] dans les choses, prיexistant en acte dans la matiטre, d'une maniטre latente, l'action extיrieure n'ayant d'autre rפle que de les amener de l'יtat cachי א l'יtat manifeste, selon l'opinion d'Anaxagore ?
Albert, nourri de platonisme, tenait tout comme les maמtres qui composaient l'auditoire, pour la premiטre opinion. Thomas affirme cependant avec autoritי : « Ces deux opinions sont l'une et l'autre dיpourvues de raison [absque ratione] ». Car, argumente-t-il, cela revient, dans un cas comme dans l'autre, א nier la causalitי propre aux ךtres crייs ; or il est conforme א l'ordre de l'univers que « la cause premiטre donne aux autres choses, non seulement d'ךtre, mais aussi d'ךtre causes ».
Et Thomas de poursuivre : « C'est pourquoi, conformיment א l'enseignement d'Aristote, c'est une voie intermיdiaire entre ces deux opinions qu'il faut emprunter sur tous les points dont il vient d'ךtre question. En effet, les formes naturelles prיexistent sans doute dans la matiטre, non pas en acte, comme le disaient les partisans de la seconde opinion, mais seulement en puissance, et c'est de lא qu'elles passent א l'acte sous l'action d'un agent extrinsטque prochain, et pas seulement sous l'action de la cause premiטre, comme l'affirmaient les partisans de la premiטre opinion ».
Concernant l'acquisition de la science, on doit parler, dit Thomas, de la mךme maniטre [similiter etiam dicendum est] : « Des germes de sciences prיexistent en nous, א savoir ces premiטres conceptions de l'intellect qui nous sont immיdiatement connues, grגce א la lumiטre de l'intellect agent, par le moyen des espטces abstraites des objets sensibles, soit qu'il s'agisse de principes complexes tels que les axiomes, soit qu'il s'agisse de notions simples telles que la notion d'ךtre, la notion d'un, ou d'autres notions semblables que l'intellect saisit instantanיment ».
Il faudrait commenter chacun des termes de ce magistral exposי. Notons seulement avec quelle autoritי le jeune maמtre Thomas affirme - א l'encontre de l'enseignement de son ancien maמtre, en conformitי avec Aristote - que l'intellect agent crיי est la raison suffisante de la connaissance humaine, toute illumination spיciale divine יtant יcartיe. La reconnaissance de Dieu en tant que cause primordiale de la science n'enlטve rien א la causalitי propre de la raison : l'homme ne reחoit pas les intelligibles directement de Dieu, mais il reחoit de Dieu une lumiטre naturelle capable de produire des intelligibles.
En maniטre de conclusion
Albert de Cologne - appelי « le Grand » de son vivant - a יtי un immense personnage qui a marquי son siטcle.Zיlateur infatigable de la dיcouverte d'Aristote, exprimant l'espיrance d'aboutir א l'unitי de tous les savoirs, il ne se dיgage cependant pas de l'influence d'un platonisme diffus dans lequel il a, comme tout le monde, baignי. L'Aristote qu'il transmet est un Aristote nיoplatonisי.
Le gיnie de Thomas, redevable א Albert d'avoir יtי tפt initiי aux יcrits aristotיliciens, est d'avoir su retrouver, par intuition ou empathie, le chemin d'un Aristote יpurי, sur la base duquel il a fondי son systטme de pensיe.
Article ajouté le 2009-04-20 , consulté 3 fois