Ces mains là,
j'y pense depuis le début. J'avais son accord, mais j'attendais un moment privilégié (c'est un privilège que de la connaître, pourquoi le galvauder?)
- Tu veux ma main avec ma bague d'empoisonneuse?
J'ai rigolé, j'ai dit oui
Elle a toujours porté des bagues lourdes, et aussi, avant, au bout des doigts, un fume-cigarette.
Elle aime ces poids aux doigts.
Elle si légère, je me disais que cela nous l'ancrait un peu à la terre. Mais non. Ce n'est pas du tout cela. Le poids de ses bagues n'est pas une ancre pour frêle esquif, c'est un
prolongement. Elle aime ces poids aux doigts car la main se leste alors d'un geste plus long, plus lent.
Elle me dit : c'est trop étriqué d'être seulement soi-même. C'est parce que le corps tout seul est une frontière mesquine entre elle et le monde. Alors, si le geste devient ample du poids
qu'il porte, la frontière s'efface dans ce geste. Il n'y a plus une rupture nette entre le dedans de ses pensées et le dehors des actes, il y a un rivage ; ce sont ses gestes.
Un rivage, c'est l'acceptation d'un flux, d'un reflux. Effaçant la ligne de partage entre elle et le monde, elle est fragile : la bague devient bouclier, le geste alourdi est une
armure.
- Mais tu sais, ma bague d'empoisonneuse n'est pas si lourde que ça, puisqu'elle est vide. Mais elle me suffit. Le vide qu'elle contient, c'est comme le souvenir de la
pesanteur, ça suffit à prolonger le geste.
J'ai demandé, amatrice de secrets toujours, si parfois elle y cachait des choses, dans sa bague d'empoisonneuse, à part le souvenir de la pesanteur. Elle a rit, elle a dit, oui : parfois elle y
loge quelques sucrettes. C'est que les secrets ne sont pas faits pour être conservés dans des receptacles, dans des écrins. Les secrets, les vrais, sont faits pour être roulés sans cesse
sur le flux et le reflux des rivages.