Dès que j'entre dans un magasin avec un rayon papeterie, c'est plus fort que mon panier, caddie et moi, on fonce droit vers les stylos à plume.
Et à l'époque du collège, c'était la pleine saison de la mode d'un stylo à plume par couleur.
Voire plus, puisque l'ère des cartouches multicolores venait d'arriver.
Je me souviens avoir traîné ma mère à toutes les bonnes adresses refilées par les copines pour trouver de l'encre violine, rose, turquoise, grise, vert sapin...
Et purger mes stylos parce que j'en avais pas assez pour toute la gamme de cartouches que j'avais achetée à prix d'or. Enfin ma mère. Non pas que j'avais acheté ma mère. Mais les cartouches.
Et donc hier matin, j'en ai eu tout à coup marre de mon agenda.
Un regard de traviole dans le sac, j'ai confondu avril avec mai et c'était fini lui et moi.
Alors je me suis ruée dans la papeterie la plus proche.
Sauf que c'est plus vraiment la saison des agendas.
Et à part Lulu Castagnette pour l'entrée au collège ou Quo Vadis pour les VRP, queue d'ale.
J'allais repartir fière de moi sans être passée par le rayon de l'écriture.
C'est juste le rayon qui s'est tout à coup refermé sur moi.
Où que j'aille, que je cherche à contourner l'obstacle, comme une crotte au cul d'un chien, pas moyen de sortir du tunnel plaqué de stylos plume.
D'autant plus que la tête de gondole était blindée de Sheaffer que j'adore.
Surtout celui-là.
Juste femme du monde que je suis désormais, le flacon d'encre dans le sac, c'est pas bonne limonade pour moi, qui suis du genre à pas forcément toujours bien revisser les couvercles.
Donc même si la simple vue de la petite fiole et le rituel de la recharge me fait un effet réminiscent, je balaye l'image et relègue le truc dans le tiroir des fatasmes.
Et je l'ai vu.
Là.
Devant moi.
Monumental.
Majestueux.
Je sentais déjà mes doigts ne faisant qu'un avec le corps galbé de l'outil.
Et quand la dame m'a annoncé son prix à voix basse, sans décoller ses lèvres tellement c'était une honte que de vendre un bic à plume en période de crise, soudain, j'ai dit que de toute façon, le bleu n'allait pas avec celui de mes yeux et que j'allais m'en trouver fort contrariée, plongeant ma famille dans la névrose.
On est donc passé à l'article suivant dans la moyenne, très moyenne gamme.
Mais il m'a tout de suite interpellée.
"Prends-moi.
-Ok, mais tu veux pas un whisky d'abord?"
14€ la passe, cool me dis-je.
La vendeuse avait un peu les boules, et je la comprends, mais elle avait qu'à me laisser voler le premier, faire passer le tout en pertes et profit et on en parlait plus.
J'ai eu du mal à me contenir pendant le trajet.
Et sitôt arrivée à la maison, même pas j'ai allumé mon ordi immédiatement, avant même de dire bonjour aux enfants, de pisser un bol, enlever ma parka et délasser mes chaussures.
"Maman est malade?
-Non, elle a acheté un plume
-Ok, on met la table alors."
Comme d'habitude, alors que certains balancent leurs fringues dans les escaliers ou l'ascenseur tellement le désir est violent, j'attaque l'emballage plastique au couteau à pain, puis à steak, balance les bouts partout par terre, et entame l'effeuillage.
Lentement mais d'une main tremblante de vierge, je dévisse l'embouchoir.
J'extrais la cartouche de sa boite et d'un geste ferme de dominatrice, je l'emboîte dans l'intimité du stylo.
Le petit clic fait carrément frissonner mes ovaires, dans 2 minutes, je vais faire courir la plume sur le papier grainé de mon agenda.
"Penser à prendre du gaz".
Je m'apprête à présent à retirer le capuchon de la tête du stylo pour enfin abriter la plume et ainsi préserver son intimité, dès lors qu'elle vient de perdre sa virginité.
Il me résiste, mais j'insiste.
Parfois il faut être ferme.
Mais rien ne vient, rien ne cède.
J'exerce une rotation légère, puis plus appuyée des deux mains.
Je me ruine la paume avec la plume, demande pardon à l'offensée et vais me laver les mains.
Je laisse tout le monde reprendre ses esprits, un mauvais geste dans l'empressement peut être fatal, une plume contrariée se vrille et c'en est fini de la belle écriture fluide.
Je sépare la plume du corps pour être plus à l'aise dans ma tentative de désincarcération du capuchon.
En 1/4 d'heure, les négociations cordiales avaient épuisé leurs dernières réserves de cordialité.
"Bon putain de toi, tu vas te dévisser ou je t'attaque à la pince monseigneur?
-Tu veux demander à papa?
-NON. Il va se foutre de ma goule s'il y arrive en 2 secondes et ça va faire un mois de railleries à table tout ça."
Je pose l'engin unijambiste sur le bureau et l'observe en biais.
Je me dis alors que peut-être la chose se déclipse plutôt que de simplement se dévisser.
J'appuie dans un sens, dans un autre.
Silence.
Résistance absolue.
Comme un bébé qui verrouille sa bouche quand il peut plus supporter les épinards. Pas moyen de la lui faire rouvrir, même à coups de Petits Gervais.
Je calcule du regard de quel stratagème il allait me falloir user pour qu'enfin ce putain de bic à plume de merde puisse se boucher.
Il faut tout de même préciser qu'un stylo à plume qui se rebouche pas ne sert à peu près à rien. En tous cas pas à écrire.
Et 14€ pour un truc qui resterait sur mon bureau à demeure, comme Lénine dans son mausolée, franchement, ça m'excite pas.
Je récupère la notice dans la poubelle, en puzzle, des fois qu'il faille un code de déverrouillage.
"Attention, les capuchons peuvent obstruer les voies respitatoires. Ne pas porter à la bouche."
Pour ça, faudrait donc que je porte le stylo ENTIER à la bouche.
Et honnêtement, des trucs bizarres à ma bouche, j'en ai portés.
Mais ça, faut pas déconner. Surtout quand le bouchon est fondu dans le corps du stylo.
Une ultime arme me restait en ceinture.
"Je vais y aller à l'ancienne.
-Si t'y vas avec les dents, je doute que ça reste entier ton truc.
-Merci de ton soutien, comme d'habitude."
"Pourquoi tu m'écoutes JAMAIS?
-En tous cas j'ai pas cassé ni le capuchon, ni le stylo.
-Certes, mais le capuchon il est toujours coincé. Et pour ramener le truc au magasin, maintenant, c'est mort."
Demain, je change d'addiction.
C'est quoi la mode en ce moment?