Je la prends par la main et je la guide. Elle me suit docilement, confiante et nous nous faufilons parmi la foule du marché de ce samedi matin. Je m’arrête à un stand, je lui demande ce qu’elle préfère, la petite salade à tondre ou la doucette, elle hausse les épaules sans répondre ne sachant que choisir. Le choix, c’est dur à assumer parfois. Alors que la maraichère me sert, je vois sa main tremblante se faufiler parmi les cageots et saisir un radis solitaire qu’elle se met à déguster avec plaisir, comme une gamine qui aurait chipé le fruit défendu. J’empile mes légumes dans mon panier qu’elle saisit, toute contente de m’aider, d’être encore utile. Nous reprenons notre marche, sa main droite accrochée au panier, sa gauche glissée dans la mienne. Il y a un peu moins d’un demi-siècle, c’était moi qui tenais fermement sa main de peur de me perdre et c’était elle qui me guidait. Aujourd’hui, les rôles sont inversés.
Je retrouve, en ces moments où son cerveau se vide de toute l’accumulation d’une vie, un sourire d’enfant et des yeux pétillants de malice. L’enfance d’un autre temps émerge, loin de tous soucis et de toutes préoccupations…du moins c’est ce que j’imagine. Pourtant, parfois, au fond de ses yeux, une petite lueur vacillante tente de survivre aux ténèbres qui l’encerclent. Cette nuit qui s’annonce lui fait peur et elle cherche à la camoufler par un humour qui me fait rire et espérer que tout n’est pas perdu car moi aussi, j’ai la crainte que fleurit en moi.