Théories du Développement (2)

Publié le 24 avril 2009 par Saucrates

Réflexion huit (24 avril 2009)
Esther Duflo ou de la place de l'expérimentation en économie du développement et plus largement dans les sciences humaines

J'avais eu une discussion avec un internaute sur la place et l'importance de l'expérimentation en sciences économiques et très particulièrement en économie du développement. Et c'est notamment l'une des principales pistes de réflexion abordées par la jeune et reconnue économiste Esther Duflo, enseignante au MIT et titulaire d'une chaire en économie du développement au Collège de France.
Pourtant, le principe même d'expérimentation des politiques publiques et des politiques de développement continue de me mettre mal à l'aise, même si peut-être ce concept est vraisemblablement appelé à être développé de plus en plus dans nos économies, occidentales ou en développement.
Est-il important de chiffrer les effets d'une politique économique ? Est-il important de chiffrer les effets de l'introduction d'une nouvelle technique agraire, médicale ou d'enseignement en contrôlant la diffusion de ces techniques sur des groupes témoins ? Et pourquoi n'y suis-je pas favorable ?
L'économie est vraisemblablement au seuil d'une nouvelle révolution. Au début du vingtième siècle, la révolution des mathématiques a été appliquée en économie (Marshall, Walras, Pareto ...). On est passé d'une économie littéraire et descriptive à ce que l'on a appelé les sciences économiques. L'idée était de faire de l'économie une science 'dure', loin des sciences humaines ... Et on a créé l'économie que l'on connaît désormais, pleine de formules mathématiques et de modèles économétriques, supposée capable de réfléter la réalité des échanges économiques et de transformer la réalité économique, en créant des produits financiers extrêmement complexes susceptibles de déstabiliser l'ensemble de l'économie, comme nous en avons fait l'amère expérience au cours de ces deux dernières années. Les sciences économiques que nous connaissons aujourd'hui ont même oublié que l'économie était composée d'hommes et de femmes, cachés derrière ces formules économiques et ces hypothèses invérifiables et inapplicables.
En ce début de vingt-et-unième siècle, on se trouve vraisemblablement aux portes de la théorisation d'une nouvelle économie, au seuil d'une nouvelle révolution, la volonté de faire de l'économie une science expérimentale, susceptible de vérifier son efficacité ... S'agit-il d'un retour en arrière vers une plus grande humanisation de l'économie, ou est-ce au contraire la poursuite de la recherche d'une plus grande scientisation de l'économie ?
Le concept même d'expérimentation me pose également problème dans ces rapports à l'état et aux politiques publiques. Je suis attaché à l'idée d'égalité de tous devant la loi et devant les politiques publiques. Pourrait-on imaginer en France ou ailleurs, que ce soit dans un pays en développement ou dans un autre pays occidental une expérimentation d'une politique publique en quelque matière que ce soit (éxonérer d'impôts ou de TVA telle population pour voir l'évolution de ces comportements d'épargne ou de consommation, réformer l'enseignement de telles ou telles classes d'élèves pour appréhender l'assimilation de la lecture ou de l'écriture ...) ? A mon sens, l'égalité de chacun d'entre nous devant la loi doit se comprendre comme un traitement parfaitement égalitaire de chacun d'entre nous, et l'idée qu'une même loi et de mêmes règles s'appliquent à chacun d'entre nous indépendamment de tout critère, en fonction de notre situation. Cela n'exclue évidemment pas l'existence de politiques discriminantes pour telle ou telle population (affirmative action), mais cela interdit en fait leur expérimentation.
Evidemment, je sais que le monde de l'enseignement public est justement en France (et vraisemblablement ailleurs) le champ de diverses mesures d'expérimentation, sur les méthodes d'enseignement ou sur les rythmes scolaires. Le législateur a tenté de laisser la possibilité d'expérimentation aux écoles et aux enseignants.
Pour en revenir au concept d'expérimentation défendu par Esther Duflo, je ne nie pas que le fait de pouvoir mesurer l'efficacité de mesures de politiques de développement ne soit pas intéressant, de même qu'il serait extrêmement intéressant de pouvoir mesurer l'efficacité de toute mesure de politique publique, ce qui permettrait alors d'en apprécier l'utilité et les effets bénéfiques et pervers. Mais le concept d'expérimentation sous-entend forcément la rupture de l'égalité de tous devant la loi, et le choix de populations différentes qui se verront proposer des techniques ou des mesures différentes, même si on en ignore les effets réels. Comme en expérimentation médicale avec les produits placebo, l'expérimentateur se trouve placé dans la situation de Dieu, qui décide de la survie d'untel ou d'untel ... Pour ces raisons d'égalitarisme, je demeure ainsi opposé à l'idée d'introduction de l'expérimentation en économie, quels que puissent être les avantages ...
Petite fiction ; si demain, l'humanité découvrait le voyage temporel, aurait-on pour autant le droit de comparer sur des lignes temporelles différentes l'efficacité des politiques économiques pour pouvoir choisir les plus efficaces ? Non ! Il y a forcément une limite entre ce que l'on peut faire et ce que l'on a le droit de faire ... L'expérimentation n'en fait pas partie pour moi.
Saucratès
Précédent écrit :
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