Magazine Humeur
Un article paru dans le Journal l'Humanité. A propos de la pensée politique d'Alain Badiou (De quoi Sarkozy est-il le nom ?)
Publié le 06 avril 2009 par KasparovLA POLITIQUE DE L'EVENEMENT D'ALAIN BADIOU
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Le livre de Badiou De quoi sarkozy est-il le nom ? a connu un succès de librairie. La polémique souvent indigente qu'il a engendrée ne doit pas dissimuler qu'il y a, chez Badiou, une pensée précise de la politique. Celle-ci se tient bien au-delà du trait d'esprit pamphlétaire consistant à qualifier Sarkozy d' « homme aux rats ». Pierre Assouline réduit à peu près cet ouvrage à cela. Il pousse les hauts cris en identifiant la formule à quelques relents d'antisémitisme au lieu, tout simplement, de lire le fond. Mille fois absurde : l'un des propos d'Alain Badiou est de dénoncer la résurgence d'un certain pétainisme qu'incarnerait Sarkozy.
On dit donc souvent de Badiou qu'il est maoïste, qu'il n'est pas démocrate, et qu'il serait de surcroît antisémite. Ce qui est une manière, dans l'atmosphère à la fois pesante et rapide qui est la nôtre, de disqualifier d'emblée une pensée philosophique dont l'ampleur est pourtant d'ores et déjà reconnue à l'échelle mondiale. Il y a là un montage qui empêche de lire ni ne le veut. L'insulte antisémite, celle du détestable livre de Marty, Une querelle avec Alain Badiou, philosophe, est agissante dans les papiers d'Assouline, comme à tout prix. Assouline démontre donc par l'exemple la nullité critique et philosophique à laquelle certains, dans l'espace médiatique, cèdent. Badiou rappelait seulement, dans Circonstances 3, que l'universalisme vaut mieux que les communautarismes, qu'Israël ne fait pas exception, et que le prédicat « juif » s'applique à une telle diversité de gens qu'on ne saurait en faire un nom sacré.
Sur le fond, maintenant, Badiou appelle « capitalo-parlementarisme » le monde de la démocratie marchande et représentative. Il dénonce clairement ce « matérialisme démocratique ». Il y oppose un « matérialisme dialectique » capable d'Idées et de Vérité. Le propre du « matérialisme démocratique » est d'affirmer qu'il n'y a que des corps et des langages, dès lors d'admettre comme saine et indépassable une existence sociale fondée sur la consommation, le relativisme des opinions, et le filtre politique de la représentation nationale. « Vis sans Idée » est son principe. A l'inverse, la pensée de Badiou affirme l'existence d'événements au sein de structures. De tels événements rendent possibles l'authentique vie humaine, la constitution d'un sujet fidèle à ces événements et capable d'en suivre la vérité indéfinie. Il y a là une manière de concevoir l'existence qui n'est pas sans rapport avec l'engagement de Sartre. Mais il y a aussi, chez Badiou, une étude des structures du réel, complexe et remarquable, qui s'appuie sur les développements les plus pointus des mathématiques et de la logique. Le réel est pour lui un système déductif infini mais strictement normé que l'homme peut cependant en partie dépasser par la grâce et le travail événementiels.
La politique est l'une des quatre conditions du sujet – avec l'art, l'amour, le savoir. Elle n'est pas peu de choses ; elle constitue notre humanité. Tout commence donc avec la venue d'événements, tout se poursuit avec la capacité directe des militants à soutenir l'exigence d'Egalité que de tels événements portent en eux, localement, et à présenter à l'Etat une telle exigence. L'Etat est alors mis en demeure de montrer ce qu'il est, et ce qu'il n'est pas, son insuffisance à l'égard du principe, mais aussi l'étendue exacte de son pouvoir. La politique délimite l'Etat, dont le pouvoir restait d'autant plus sévère qu'il était obscur, tant, du moins, qu'il n'était pas confronté aux événements. Deleuze disait qu'il fallait affirmer les multiplicités, les diversités, les minorités contre la rigidité étatique. Mais sa « micro-politique » restait vague. Il lui manquait une discipline militante, tout autant qu'un principe. Badiou, lui, prend acte du caractère réducteur de l'Etat qui classe et ordonne, tout autant qu'il perçoit parfaitement la multiplicité infinie du réel. Mais, comme toujours, il ne s'en tient pas au romantisme de Deleuze qui affirmait en vrac le mouvement, la différence, l'intensité d'existence, etc. Badiou réintroduit la nécessité de l'Egalité, d'une universalité, et le travail décisionnel et militant.
La vérité d'un événement est cependant inépuisable, indéfinie. Le travail politique n'est donc ni sublime ni totalisable. C'est une procédure qui suppose le courage d'affirmer la justice, contre l'angoisse de l'inactivité et le surmoi des organisations dogmatiques. Badiou voit par exemple dans le sort des sans-papiers un combat réel, tandis que la déclaration de principe des fameux Droits de l'homme exporte le plus souvent l'arrogance et les intérêts occidentaux.
Le « communisme générique » de Badiou prend donc un sens inattendu. Il n'est nullement la croyance en un Etat parfait, à souhaiter ou à venir. Le temps n'est pas à la Révolution. Le Grand Tout, du reste, n'existe pas ; l'homme vit laïquement dans les multiplicités infinies du réel. Le communisme d'Etat conservait une sorte de croyance religieuse au sein même du Tout qu'il voulait former. Mais l'époque n'est pas non plus, sinon par lâcheté, à l'acceptation du train libéral des choses, et à sa convention de politique ordinaire. Il faut, aujourd'hui, créer concrètement la possibilité recouvrée de l'hypothèse communiste, dont l'invariant est pour Badiou éternel, et dont, par exemple, Spartacus, 1789, Marx furent des séquences historiques.
On peut toutefois se demander si le strict rapport à l'Etat suffira à définir les exigences de la politique à venir, et si la tension entre les trois idées – l'Egalité, la Liberté, la Propriété – ne reste pas indéfiniment problématique. Nous avons en tous cas à inventer un nouveau mode de relation entre le citoyen et le pouvoir. Un mode éclairé, actif et immédiat. La représentation quinquennale, hautaine, lente, partiale et paternelle n'est pas notre futur.
Refuser avec Badiou la part illusoire de la politique médiatico-ordinaire, réaffirmer la politique authentique, soutenir qu'elle est une dimension éternelle de l'humain, exiger l'impossible contre la restriction de nos possibles à l'économique, voilà les principes d'un communisme présent. Patience, courage, justice.
Fabien Tarby
Article des Lettres françaises, paru le 10 janvier 2009 dans le Journal L'Humanité.