Démocraties virtuelles et Dictatures

Publié le 26 mars 2009 par Kasparov

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Il serait naïf de ne pas saisir le rapport profond qu'entretient la dictature avec la puissance. Toute dictature est cette criminelle qui joue d'abord de ses charmes. La puissance est naturellement pulvérisation chaotique des pensées et actes singuliers, contradictoires et différenciés. Elle devient puissance politique quand la pluralité est ordonnée à des structures, des actes et des idées communs. La dictature est cette volonté d'ordonner totalement la puissance à son nom. De nombreux sujets éprouvent une telle opération (qui se paie du prix de la liberté individuelle) comme naissance d'affects de puissance et de grandeur. En se fondant dans le Tout, dont la force est sans pareille, l'individu est gagné par une sorte de jouissance de la sur-individualité. De là que l'abandon de la liberté individuelle peut lui être aisé, aussi bien que le sadisme de l'obéissance aux maîtres qui est infligée aux déchets, aux parias, aux négateurs, aux ''juifs'' ou aux ''traîtres à Staline'', et la perte de toute identité pensante et critique. Autant dire que la dictature veut la puissance immédiatement ordonnée. C'est pourquoi, tout en massacrant allègrement toute opposition, elle peut prétendre être plus démocratique que la démocratie, donnant à voir la masse conquise et scandante à ses pieds. Evidemment, c'est purs illusions et simulacres puisqu'en sous-main le poignard illimité agit et fouille. Toute dictature est donc dévoration d'une partie du peuple par l'autre, dont la procession prétend être expression vraie et directe de la puissance, si bien que la représentation serait inutile, trompeuse, en tout cas secondaire.
Dans les démocraties virtuelles, l'illusion, douce, charmante, est constituée par cette même représentation. L'intermittence, les effets médiatiques de surface, les régulations majoritaires des scrutins, etc., tout cela a pour conséquence que le pouvoir institutionnalisé devient une très vague lueur spéculaire de la puissance, qui cependant tire du système une sorte de légitimité absolue. On traitera du reste celui ou celle qui en interrogera les ressorts de non-démocrate, de fasciste ou de stalinien. On trace ainsi la frontière sacrée. Oublieux que nous sommes que rien, en ce bas-monde, n'a la pureté pour qualité, et qu'en conséquence le vote n'est pas séparable des conditions effectives et concrètes qui sont les siennes, qui lui donnent plus ou moins de sens, et qu'il ne suffit donc pas d'en brandir le saint Principe comme d'autres des Corans ou des Bibles.
Pourquoi la différence entre dictature et démocratie virtuelle est d'abord quantitative, et non qualitative ? Réponse : parce que la négation de la puissance y est active, et que cette négation constitue le fond de toute réflexion politique, le problème original et terminal. On peut seulement dire que la dictature nie cette négation d'une manière plus essentielle ou imposante que les démocraties virtuelles. Mais ce problème reste en partage. Bien entendu, on doit ensuite penser les différences fondamentales, qualitatives cette fois-ci. L'illusion opiacée et vaporeuse de la représentation, d'un côté, la violence inouïe de l'autre. Et il va de soi que la démocratie virtuelle est infiniment préférable aux dictatures.
Une analyse plus précise montrerait que les différences interdisent de penser la démocratie virtuelle à partir des concepts dictatoriaux, sans quoi la spécificité de cette forme politique serait perdue, et nous n'aurions pas chance d'en comprendre l'organisation. Tandis, par exemple, que les dictatures propagent une stricte hiérarchie et une unité, un pouvoir effectif et centralisé, une barbarie active et fière d'elle, une propagande immédiate, une restriction des libertés et connaissances, une censure destructive, les démocraties virtuelles promeuvent l'ambiguïté et la multiplicité horizontales des idées et opinions, le pouvoir latent et non-centralisé, la barbarie par Indifférence (le tiers-monde, les 6 à 9 millions de morts par an de maladie et de faim), la propagande opiacée (le médiatisme), l'illusion d'une liberté et d'une connaissance (le divertissement, et la mosaïque médiatique), enfin la censure par désertion (les éléments de pensée exclus du spectaculaire médiatique). Ce sont ces formes qu'il faut comprendre. Nul, donc, n'entre dans la réalité virtuelle de notre monde qui se contenterait de quelque paranoïa centrale à son égard, tandis que la plupart des processus, à l'inverse des dictatures, s'effectuent par flux trans-individuels plus ou moins inconscients d'eux-mêmes, par diagonales hasardeuses, fixations hypnotiques au détriment de l'essentiel, valorisation de la vaporisation des opinions dans une atmosphère relativiste.
Et cependant, il faut, en dépit de ces différences fondamentales, réaffirmer que la différence entre démocratie virtuelle et dictature est d'abord quantitative, du point de vue de la dyade puissance/pouvoir. La puissance n'est pas là. Le pouvoir est son simulacre, doucereux ou violent, certes, mais certain.
Le simulacre dictatorial, infâme, prétend qu'avec lui l'équation d'une puissance devenue intégralement pouvoir s'est incarnée. C'est très clair dans le nazisme. Il y aurait en ce sens une sorte de résolution diabolique des apories filtrantes des constitutions démocratiques dans le dictatorial. La dictature dit qu'elle est l'expression première de la puissance. En quoi un corps répulsif absolu lui est fortement utile (le juif chez les nazis) pour constituer une intériorité sûre d'elle et capable de convaincre le plus grand nombre de son appartenance à cette puissance unie et immédiatement ordonnée à la figure du guide suprême, du fuhrer. Le stalinisme n'ayant pas ce répulsif parfaitement externe à disposition, sa folie en vint à l'identifier dans l'intériorité même sous la figure tout à fait mobile et irrationnelle du traître à Staline. Le pouvoir concentré dans le corps et l'esprit despotiques d'un homme, dans tous les cas, prétend incarner la puissance vraie, et rendre inutile son expression électorale. La puissance est parfaitement ordonnée à un Simulacre. Tandis que dans les geôles cette part inacceptable de la puissance est condamnée au pire. Simulacre d'un point singulier, le dictateur, d'un réseau hiérarchique capables d'exprimer la puissance en vérité ; simulacre d'une puissance rencontrée en son unité parfaite, tandis qu'on en persécute de nombreux membres, et tout ceux qui en contesterait l'axiome.
Le simulacre virtuel, de son côté, prétend que le pouvoir, la puissance filtrée, est une expression aussi parfaite que possible de cette puissance. C'est un autre mensonge...