Magazine Humeur
Matière et Langage
Publié le 16 mars 2009 par KasparovIl y a un point remarquable, dans l'histoire maudite du matérialisme (matérialisme cependant devenu en deux siècles évidence embarrassante) et qui tient à ceci que le matérialisme, d'une part, n'a d'ontologie que fort maigre, d'autre part ne sortît des enfers qu'à la condition d'admettre lui-même une sorte de spiritualisation de la matérialité, une conception plus large, un ensemble d'effets extra-matériels, langagiers et sociaux, qui rendent plus difficiles le discernement d'une position authentiquement matérialiste, mais qui assurent surtout aux méthodes du matérialisme une efficacité puissantes.
1. Que l'ontologie matérialiste soit indigente, cela provient de sa certitude que le discours ontologique se réduise au discours physique. Il peut y avoir, là dessus, un scepticisme terminal, comme chez La Mettrie. Et même tout un jeu destiné à montrer, avant Kant, qu'au-delà de la signifiance scientifique et physique, l'esprit de l'homme, d'abord empirique, peut longuement rêver à des associations vides. Mais si la physique est l'ontologie réelle, l'ontologie n'a pas d'existence en soi. Elle est au mieux un domaine principiel qui accorde à la matière sa réalité première, dont l'exactitude des lois dépend de fait de l'exploration physique, au pire l'espace de toutes les songeries creuses ou des possibilités purement formelles que l'esprit, ainsi nosologique, peut concevoir à vide de toute matière.
2. Il se trouve, toutefois, que le matérialisme, parvenu à un point de maturation suffisante - parce que déterminé lui-même par les conditions historiques et sociales - doit traiter d'une sorte d'élément constant, extra-matériel, s'il veut rendre réellement compte des phénomènes. Telle est bien la compréhension par Marx et Engels d'un matérialisme historique. Il s'agit de comprendre que le matérialisme est, plus encore que la réduction de l'ontologique au physique, l'attention explicative portée aux infrastructures, aux conditions sociales et économiques en général, donc à une sorte de matérialité dont le statut n'est pas réductible aux phénomènes physiques ni même biologiques. Un matérialisme social, qui à la fois acquiert une lucidité supérieure à l'égard des phénomènes extra-matériels et entend les réduire à une compréhension aussi concrète que possible. De ce point de vue, le philosophe matérialiste est un être du concret ; mais le concret suppose, au-delà d'une structure physique et biologique, l'incarnation même sans laquelle rien ne serait, une sévère étude atmosphérique qui implique l'histoire sociale.
Marx se déploie au final, quant au descriptif, selon une triple dimension problématique : il lui faut, premièrement, réaffirmer la position matérialiste classique, celle selon laquelle matière = ontologie. Mais il lui faut, deuxièmement, affirmer que le matérialisme ne se déploie en aigle que dans la compréhension des phénomènes sociaux et historiques, extra-matériels, et cependant arrimés à la matérialité première. Enfin, il introduit la doctrine dialectique issue, comme on le sait, d'un Hegel en poirier, cela à la fois pour acquérir tout de même un principe ontologique qui transcende le discours purement scientifique, une loi philosophique des lois physiques et sociales, et pour rendre étrangement nécessaires le prescriptif et l'utopie communiste qui hantent l'aval de sa pensée. Ce dernier point est évidemment le plus problématique puisque Marx réintroduit une suprématie philosophique formelle au sein même de l'analyse phénoménale. Autant dire qu'il est en même temps, en langage simple, cette complexe articulation entre l'aspect que j'ai appelé matériel et l'aspect dit formel de la notion de matière. Le matérialiste finit par croire en une forme conceptuelle, la dialectique, qui explique absolument cette matière qu'est la matière physique, biologique, et sociale. Il introduit, eu égard à la surface purement physique des choses, à un matérialisme absolu du cosmos, des corps et du cerveau, réductible à ce qu'en sauraient les sciences, cet étonnant supplément, qui lui donne certes une capacité explicative beaucoup plus forte, mais qui nie en même temps qu'un absolu matérialisme soit vraiment envisageable. Un supplément deux fois extra-matériel, et ceci à des niveaux différents : d'abord dans l'explication même des phénomènes (il y a des phénomènes historiques et sociaux que l'on peut expliquer concrètement mais qui ne sont pas réductibles à l'idée que chaque homme est une machine, qui doivent être expliqués par des mécanismes à la fois tangibles et intangibles), ensuite dans l'élaboration d'un principe fondamental et premier, la dialectique, qui ne se trouvera jamais directement exposable dans l'étude des lois physiques du monde, ni même sociétales, mais qu'il faut supposer clef des clés. Un matérialisme peut être historique sans être dialectique ; ce qu'il faut bien voir.
C'est une question que tout matérialiste se sera posé. S'il est possible d'être un pur matérialiste (n'admettant que la matière physique et biologique)... Ou si cela relève d'une légende ou d'une chimère, éventuellement semblable à Nessie, celle qui hanterait, dit-on, les fonds du Lock Ness. Un pur matérialisme est-il, en ce sens, plus admissible qu'un immatérialisme absolu, un absurde solipsisme peut-être bien ?
Cette question, sans croire un instant que ces rets eussent suffis à la régler en toute lucidité recouvrée, s'est au moins exprimée nouvellement au vingtième siècle. De deux manières. D'une part par le traitement que ce siècle, au milieu et à la fin, a imposé, scrupuleusement et génialement sophistique, à la dialectique. C'est par exemple Derrida. D'autre part, par la compréhension qu'il a su acquérir du langage, comme ce presque rien, cet extra-matériel, à peine soutenu (mais fondamentalement) par la matérialité du signifiant, cette « image accoustique » mais qui suffit à faire du sujet l'au-delà de sa stricte corporéité, quoique cet au-delà ne désigne nulle transcendance, mais bel et bien l'étrangeté d'un cogito cartésien affolé de n'être sa réflexivité que par le vide qui sépare son énoncé de son énonciation – et tirant cependant de cette distanciation symbolique quelque imaginaire du « soi » suffisant à établir son réel, son peu de réel, plutôt, dans le noeud impensable mais effectif des trois dimensions. Noeud borroméen, bien sûr. Celui dont on ne peut couper quoique ce soit, une quelconque corde, sans que les trois, l'imaginaire, le symbolique et le réel, soient déliées. En quoi symbolique, réel, imaginaire parviennent à penser au-delà des dyades objet-sujet, moi/non-moi, etc... Au-delà, aussi et surtout, de la phénoménologie qui n'avait cru les dépasser qu'en les affrontant de l'intérieur, d'une part, et en accordant, en même temps - stratégie double, au moins chez Husserl - un coefficient démiurgique supérieur à l'un des pôles, le conscientiel. En quoi, aussi, dans l'ordre de ce symbolique causant, l'on aura reconnu, sans difficulté, Lacan.
Derrida, Lacan. Donc. Ce ne sont pas des matérialistes. Mais il nous est absolument nécessaire de les traverser pour comprendre le destin actuel du matérialisme, et l'oeuvre même de Badiou. Kierkegaard, sur un mode pathétique, avait pris grand soin de bloquer la dialectique hégélienne, de la différer à l'infini. Son Traité du Désespoir est à ce propos exemplaire. Derrida est un penseur de ces raffinements géniaux. A la manière de Hegel, il incarne le génie technique évident, la virtuosité sans limite, la science infuse, si l'on veut, des textes et des connaissances. Et puis ? Il est cette dialectique-qui-ne-l'est-pas-et-qui-l'est au point, incertain, d'avoir à biffer l'être même de cette expression, et de dissoudre, peut-être, la dissolution même de la dialectique, etc. Quoiqu'il y ait quelque humour dans cette manière de présenter l'oeuvre de Derrida, il n'en reste pas moins que cette pensée a pour conséquence d'ébranler le respect dialectique, de cette forme qui, depuis la nuit philosophique des temps, dès Platon, et le caractère dialogique de ces écrits (quoique Platon entende le mot ''dialectique'' en un tout autre sens, d'entendement, dirait Hegel) a dominé ou au moins interrogé la pensée. Derrida a détruit la forme comme forme (bien que Derrida puisse indéfiniment refuser la distinction entre matière et forme). Avec cette perversité ou cette poésie particulières qui consistent, comme disait René Char, à conditionner cette déconstruction à l'usage d ' « objets nuptiaux. » De là qu'à partir de lui, le rapport formel, dans mon langage, à la matière, à savoir le rapport idéal matière/forme, constitutif de toute structure pensante, se trouve indéfiniment troublé. Et avec lui emportée toute croyance dialectique (cette forme qui se croit pure d'être pure vérité du devenir de la matière) à laquelle le marxisme cédait encore.
Lacan, d'autre part, a merveilleusement circonscrit, nouvellement, la thématique de l'extra-matériel. Le matérialisme ne peut se maintenir, nous l'avons vu, dans l'équation selon laquelle l'ontologie est la physique. Le statut de l'extra-matériel est alors hautement problématique. Ni il ne peut être explicité par une matérialité purement physique et biologique, ni il ne doit céder aux sirènes spiritualistes. Il n'est du reste pas exagéré de dire que des disciplines comme la psychologie ou la sociologie ne cessent de traverser cette ligne d'erre, pour elles constitutives. Cependant, on ne saisira pas la profondeur de cette inexistence matérielle de l'extra-matériel, cependant nécessaire aux plus outrées des philosophies matérialistes, véritablement matérialistes, par ce biais. Des disciplines comme la psychologie ou la sociologie ne font, en effet, que dépendre de ce phénomène. Elles peuvent tout au plus réfléchir un tel phénomène dans une construction hybride, interne et externe, sociologique et philosophique, locale et globale, et indiscerner en même temps les champs et les relations dimensionnelles, à la Derrida, en quelque sorte, et selon, certainement, ce post-modernisme à la fois intelligent et épuisant qu'un Bourdieu (je pense à la Leçon sur la leçon, entre autre) incarnerait, exemplairement - pour la sociologie.
Qu'est-ce que c'est l'extra-matériel ? S'il n'est pas une âme, une substance, une unité ? Mais pas non plus un réseau physique. Voilà la question, qui suppose d'échapper aux constructions mégariques de la métaphysique, d'une part, à la croyance en la dialectique comme en sa forme même, d'autre part.
Lacan est en ce point, quoiqu'en disent ceux qui souffrent de sa tyrannique et ludique stylistique, absolument indispensable. Car Lacan dit ceci : que la nature de l'extra-matériel doit être parfaitement reconnue, sans quoi l'on ne comprendra rien au phénomène humain, au ''sujet de l'inconscient'', en même temps qu'elle doit rester ce qu'elle est : ni matérielle, ni immatérielle, à proprement parler. Parce que l'extra-matériel est justement ce parler, qui ne saurait être propre, ni, assurer au sujet une réalité substantielle, sans néanmoins, pour autant, le départir absolument de sa capacité à prendre l'imaginaire du symbolique pour un réel, qu'il appellera, comme je le fais et vous aussi, « MOI ». Il n'y a pas de symbolique sans vecteur vers l'imaginaire, ce qui vous donne un peu de croyance au réel. Et vous suffit à croire au sujet que vous êtes. Que l'imaginaire s'empare ensuite en rhapsodie ou symphonie du symbolique et vous voilà ce Dieu qui est l'unité de sa rodontité pure. La religion comme musique imaginaire du symbolique, en somme. Mais tout se tient d'abord dans la langue dont vous émergez en fusion, distinction, réaction, signification, illusion... L'âme, quoi ? S'y tient.