La thèse selon laquelle la mathématique est l'ontologie parce que la multiplicité pure reconduit jusqu'à l'inconsistance et le vide terminal ses données présentées semble supposer que l'on considère encore une sorte de matérialité ontique, sur laquelle travailler déductivement à différents niveaux. L'ultime niveau s'entendant dans le caractère inattribuable des multiplicités. Toute multiplicité est finalement multiplicité du vide ; et ce vide est le seul nom de l'Être en tant qu'être. Soit par un exemple un nombre, le nombre 4. Badiou veut montrer que sa forme pure (ontologique) est l'ordinal tissé d'ensembles vides. Le 4 (encore ontique) délivre sa véridicité ontologique dans l'ordinal. Mais l'écriture ordinale, et ce qu'elle donne à penser, comment un heideggérien pourra-t-il considérer qu'elle est l'être du 4 ? Tout juste un tel disciple acceptera, s'il se convertit à l'axiome selon lequel ontologie = mathématique, que l'on peut dans la mathématicité admettre des niveaux d'exploration ontico-ontologique divers, et que l'ordinal du nombre signifie qu'une sorte de spectre ou de vecteur ontico-ontologique a délivré un coefficient ontologique plus élevé que dans l'écriture objectale du 4, qui dissimulait la multiplicité sous-jacente et le rapport au vide. Mais certainement pas qu'une écriture plus multiple qu'une autre, et sous-tendue par la mise en lumière du vide tissant les concepts mathématiques, soit capture de l'Être même. Son attention serait alors tournée vers la nature même de ce spectre ou de ce vecteur. Que peut-on penser de lui, en tant que tel ? Disons qu'un tel disciple accepterait d'entrer dans la révolution badiousienne renversant le discours de Heidegger selon lequel rien n'est plus éloigné de la pensée de l'être que la mathématicité. Il serait un heideggérien des mathématiques. Mais il resterait fort sceptique face à la prétention de Badiou selon laquelle l'Être même serait détenu dans l'ensemble vide et le régime des multiplicités ensemblistes. Il serait attentif à ceci que la pensée mathématique traverse des niveaux d'exploration, des horizons mêmes, sans délivrer au final autre chose qu'un signe (l'ensemble vide) et un système de coordinations entre termes et à l'intérieur des termes. Nullement, l'Être en lui-même.
Cela revient, il est vrai, à adopter une attitude assez phénoménologique à l'égard du texte déductif. Celui-ci est interrogé, et l'on cherche à sonder en son coeur des variations ontico-ontologiques manifestées par les manières dont la pensée déductive forme ses concepts. Par exemple, la notion de fonction, disons f(x)=x+1, là voilà, sous l'écriture apparente d'une opération, pensée plus ontologiquement comme relation bi-univoque entre antécédents et images, tandis que la relation même n'est pas une opération, mais réductible à des paires ordonnées. Tout, de celle-ci, est alors pensé en termes intégralement ensemblistes, c'est-à-dire selon la doctrine du multiple qui gouverne en dernier lieu la mathématicité. L'écriture f(x)=x+1 dissimulait l'ensemblisme, le pur et premier langage. L'écriture posséderait, selon Badiou, un degré d'onticité supérieur à sa réduction ensembliste, et, corrélativement, un degré ontologique inférieur. On définit dès lors, au sein des mathématiques, la relation ontique/ontologique à partir du degré objectal et unifiant qui structure les concepts. Plus ce degré est élevé, plus le mathème se meut dans l'onticité, moins il est élevé (plus, en conséquence, la multiplicité est manifestée derrière l'unité apparente), plus le mathème tend au discours ontologique. Et l'on peut, dans cette voie, reconnaître que l'ensemblisme correspond bel et bien au degré ontologique maximal, à l'onticité minimale. Mais on se gardera d'en conclure qu'il est un discours sur l'Être au sens heideggérien. On dira plutôt que la différence ontico-ontologique est exprimable dans la citadelle déductive elle-même, selon les variations qu'on peut y inspecter dans la manière dont les mathématiques organisent les concepts et les niveaux d'analyse de leurs propres concepts.
Cette attitude phénoménologique à l'égard de la mathématicité n'est cependant pas nécessairement exclusive de la thèse selon laquelle le dicible de l'être se tient dans ce que les mathématiques peuvent en structurer. On peut à la fois poser que le réel est mathématique, et que les mathématiques peuvent en exposer la réalité selon des gestes plus ou moins ontologiques, à l'intérieur même de leurs constructions. Simplement, il faut alors s'entendre sur l'expression ''dicible de l'être'' qui signifie plutôt ''dicible du caractère ontico-ontologique du réel.'' Et non pas ''dicible de l'Être-en-tant-qu'être.'' A une phénoménologie du déductif s'adjoint l'idée d'une quasi-ontologie. C'est une quasi-ontologie, la mathématique, parce qu'elle, et elle seule, signifie les structures premières du réel, en les livrant aux variations ontico-ontologiques. Mais ce n'est qu'une quasi-ontologie car l'Être-en-tant-qu'être n'y est pas pensé, sinon par l'identification de celui-ci à l'ensemble vide. Or, l'ensemble vide reste symbolique. Il est l'imaginaire par lequel le symbolique croirait ordonner le réel, sans reste. Bien entendu, ce réel lacanien n'est pas l'être de Heidegger ; mais l'on voit comment, en même temps, il est possible de faire jouer l'attelage de ces deux pensées dans une mise à distance de la brutale affirmation selon laquelle la mathématique est, sans reste, l'ontologie.
Quand Badiou dit que l'ensemble vide est le nom propre de l'être, une telle affirmation ne passe pas sans mal, en effet. Ce coup de force n'est-il pas le comble d'un symbolique qui s'imagine réel ? Badiou pourra certes montrer le rôle fondamental de l'ensemble vide dans la théorie des ensembles ; et il aura parfaitement raison s'il s'agit de présenter le point originaire d'une telle théorie, dont la spécificité est de surcroît de nouer abîme et fondement, et de se débarrasser par-là des mystiques de la fondation positive. Mais il y a un pas entre tenir en ce concept un point originaire (d'un nouveau genre) pour la symbolique mathématique et assimiler ce point à l'Être-en-tant-qu'être. Les propriétés remarquables de l'ensemble vide (inclusion en tout ensemble, composition des ordinaux à partir de sa pure et vide substance, etc.) s'infèrent d'une définition axiomatique. En quoi celle-ci est-elle présentation de l'imprésentable de l'Être ? Le système ZF axiomatise l'ensemble vide à la manière du titre ci-dessus. Mais il est tout aussi bien possible de l'axiomatiser de cette manière, à partir d'une propriété jamais réalisée : A={x ∈ y| x ≠ x}. D'où il suit que nul x n'appartiendra à A, et que A est en conséquence l'ensemble vide. On voit clairement, dans les deux cas, que le symbolique est à l'oeuvre, et que l'ensemble vide résulte du symbolique. Il en est une pensée formée à partir de ces réquisits élémentaires. Pire encore, son articulation constituante n'est pas sans interroger les opérateurs primordiaux. La première formule, en effet, n'est pas sans pouvoir convenir à un ensemble qui ne serait pas, à proprement parler, l'ensemble vide. Il suffirait pour cela que B désigne un certain ensemble parmi d'autres, que le quantificateur universel ne soit pas entendu absolument. Il est ici entendu comme « pour tout ensemble de la Théorie des Ensembles sans exception », ce qui ne laissera pas d'étonner puisqu'une telle idée est proscrite par cette dernière qui n'entend jamais, depuis le paradoxe de Russell, former un ensemble de tous les ensembles. Quelle est dès lors l'extension exacte de ce « pour tout B »? Tandis qu'aussi bien la seconde formule doit faire appel à une propriété inconsistante de type A= -A pour en construire le concept. Ce qui pose encore un autre type de problème. En tout cas, extension étrange et totale du quantificateur universel, ou bien introduction d'une propriété impossible (sans entrer dans une discussion sur ces remarques que je crois à la fois naïves et fondamentales) force est au moins de reconnaître que l'ensemble vide est un produit (certes essentiel) d'un symbolique qui en rend possible l'existence, cette dernière fût-elle centrale dans l'élaboration de la Théorie des ensembles. Comment, dès lors, pourrait-il être le nom de l'Être-en-tant-qu'être ? Puisqu'il n'est pas plus originaire que la syntaxe qui l'engendre (et qui est une matérialité ontique pour ce disciple de Heidegger, que j'imaginais plus haut converti à la thèse ontico-ontologie = mathématiques). Tout au plus est-il un symptôme symbolique du réel de l'Être.
Le regard du disciple mathématique de Heidegger, se tournera alors vers une méditation sur le spectre lui-même, sur cette fonction ontico-ontologique qui organise dans les mathématiques les variations. Il dira que l'ensemble vide en est une construction, la pensée d'un concept qui se tiendrait aussi près que possible de l'ontologique, l'exposition d'une densité ontique vidée autant que possible. Du reste, même pour les mathématiciens, l'ensemble vide n'est pas rien. Puisqu'il est un ensemble. Il est, peut-être, la forme pure de l'ensemble qui se suppose lui-même comme matière ultime. Il est donc encore quelque chose – quelque chose au sens de l'onticité même. Autant dire que l'affirmation selon laquelle l'ensemble vide est l'Être lui-même est incompréhensible.