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Le Corps ou le Parti ?

Publié le 06 mars 2009 par Kasparov

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Le Corps ou le Parti ?
Ce qui produit de la politique ordinaire, à l'exception des événements particuliers, ce sont les partis officiels et la résonance médiatique. Une production parfaitement intégrée au circuit de distribution, fait pour elle et par elle. L'arc-en-ciel des nuances partisanes invite le citoyen à supposer qu'un véritable choix consommable lui est offert, au ciel des explications médiatiques. Tandis que les partis, par définition, forment des corpuscules identifiables (aux variations près des ambitions ou idées qui les traversent, reconstituant à leur manière en leur sein une gauche, un centre, une droite ; une majorité et une minorité), le médiatisme a une fonction plus ondulatoire, qui organise et désorganise, à moitié consciemment, les rapports idéologiques et les icônes proposées. Mais il va de soi que cette production est strictement interne à la constitution représentative.
Cette production ordinaire, celle des parties, est l'enjeu d'une question, d'une polémique au sein des forces réelles d'émancipation. Il y a, parmi nous, les tenants d'une stratégie d'intériorité ; il y a, par ailleurs, les stratèges de l'extériorité. Croient en l'intériorité ceux et celles qui pensent qu'il n'est pas possible d'envisager lucidement l'expression des volontés révolutionnaires sans l'établissement d'une tête-de-pont à l'intérieur même du système de la démocratie représentative. Un Parti, donc, capable comme il peut d'accéder aux étoiles médiatiques, et aux urnes expressives. Un NPA, par exemple, celui de Besancenot et de Daniel Bensaïd. Croient en l'extériorité ceux et celles qui n'y croient pas, à l'intériorité... Qui mènent leur critique du système représentatif jusqu'à ce point où il deviendrait illusoire de croire que d'un tel système puisse venir quoique ce soit qui puisse radicalement faire changement. Ces derniers stratèges ne désireront pas jouer dans les urnes une partie d'avance perdue ; tandis que les premiers ont cette sorte de confiance ou d'espérance en l'exposition de la justice de leur soit-disant radicalité. Les premiers sont les militants du Parti, les seconds ceux du Corps. Les uns accordent à la subversion la nécessité d'une structure régulière, légale, pour ainsi dire syndicale, sans laquelle, à ne point se présenter, l'idéal serait inexistant ou marginal ; tandis que les autres font fi de tout cela, et croient en la spontanéité d'une force de soulèvement hors cadres, à partir d'événements locaux capables d'enchaînements et d'universalisation progressive, et qui incorporaient les idéaux authentiques sans concession, en brisant les limites imposées d'emblée par le cirque médiatique et les statistiques électoraux. Exemplairement Badiou.
Bien entendu, il y a une dissymétrie entre ces deux stratégies. La première n'est pas exclusive de la deuxième, tandis que la deuxième rejette plus fortement la première. Le Parti, tout en jouant le jeu de la représentativité, côté pile, entend favoriser les événements corporels qui peuvent advenir au-delà du cadre dans lequel il semble d'abord et seulement entrer. Tandis que le partisan des corps croit d'abord en la spontanéité directe, et ne voit, tout au mieux, dans les partis ordinaires, fût-il radicaux, qu'une sensibilité à même de soutenir, de l'intérieur du système, en échos dégénérés, les coups d'éclats réels, et leur propagation dynamite.
Les premiers traiteront les seconds de romantiques et d'extrémistes. Les seconds auront toujours tendance à considérer les premiers comme des révolutionnaires de pacotille, naïfs, de surcroît, quant aux possibilités implosives d'un système simplement électoral.
Mais quelle est donc, dès lors, la différence entre un corps et un parti ?
Le corps, à la fois, rend possible une implosion, et tire de sa soudaine existence la force de continuer à se faire, s'étendre, se connecter, se propager en éclats idéaux et concrets. Une implosion, ou cet événement collectif qui soudain conteste les structures, l'état de fait, et exige une restructuration plus juste. La spontanéité du corps, en amont comme en aval de l'événement, cause et conséquence tout à la fois, dépasse toute organisation structurelle a priori. Le corps est l'expression directe d'une puissance désormais ordonnée, fût-ce un temps, à une revendication, mieux encore à une Idée, Idée dont cette revendication, ce refus, cette proposition précis sont des éclats singuliers et présents. Ordonnée, non pas représentée : c'est dire que l'union est là, sans médiation statistique par les votes, dans l'unanimité d'une force directement affirmée, et irrécusable. Celle, bien entendu, par exemple, des grèves et des manifestations. Mais pas seulement, puisque la pensée du corps nous invite à des rassemblements bien plus nets et tranchants.
Le corps s'expose cependant à la problématique serpentine du réifié et du fluent. Qu'il se réifie, et il tend au parti d'institution ; ou bien, obsédé par la singularité du cas où il prit naissance, cette lutte particulière, il perd de vue que cette particularité n'était qu'une situation où se trouvait en question une Universalité plus large, plus complexe et plus difficile que la revendication immédiate dont le collectivisme ne se départit pas totalement de quelque égoïsme singulier et corporatiste. Ainsi de la plupart des luttes corporelles qui n'affirment leurs idéaux qu'à leur échelle commode.
Qu'il flue, au contraire, et il perd, de connections anarchiques en connections anarchiques, de vecteurs en vecteurs contraires, son unité d'association, d'ouverture et d'horizon universel. La meute sans communauté, en tout sens, qu'il est facile, alors, de réduire à la poussière chaotique dont il vient.
Le corps est traversé, cela dit, par une tout autre insuffisance, plus originaire. Celle de ne pas même pouvoir se constituer. La stratégie interne le sait bien qui, pour cette raison même, veut bâtir au coeur même du temple sacré de la démocratie virtuelle l'assurance citadelle des structures, le parti, donc. L'irrécusable présence à l'intérieur du territoire qu'elle peut juger insuffisant, ou en maldonne, mais présence nécessaire à quelque forteresse réelle de ce qu'elle a à dire. Tandis que la spontanéité du corps peut venir, ou non, et selon des motifs irrationnels, inattendus, purs ou impurs, et de toute façon mêlés. Le corps n'est pas sûr ; le parti est certain. La structure est là ; l'événement incertain, son aura préparatoire ou conséquentielle plus incertaine encore.
Un corps s'expose donc à cette quadruple difficulté :
1.Existera-t-il ? S'il lui faut l'événement. Le préparer et/ou en assumer les conséquences. Car l'événement est cette grâce qui n'ira jamais de soi.
2.Qu'il existe... Et puis ? Ne restera-t-il pas irrémédiablement local ? S'en tenant à cette singularité-là, qui confondra universalité ouverte et intérêts communs, communautaires.
3. Qu'il s'affirme. Mais ne deviendra-t-il pas dès lors la rigidité du Parti qu'il entend ne pas être, au fur et à mesure qu'il s'étendra en pouvoir et capacité, nécessairement hiérarchisés.
4. Qu'il s'ouvre. Mais ne perdra-t-il pas, par-là même, toute unité au nom des multiplicités bienvenues, contradictoires, multiples qu'hystériquement il accueillera ?
Ce pour quoi le Parti peut bien rappeler au Corps qu'il ne désire qu'être un Parti.
De son côté, cependant, le Parti peine à laisser supposer qu'il serait l'El dorado du Corps. Pesantes structures internes à son organisation, où la plupart des malfaisances des partis traditionnels et conservateurs se retrouveront, de fait, entre luttes d'influences personnelles, dérives corporatistes, rivalités moïques, discipline servilement surmoïque, et implosions ça-diques, etc. Structures internes par ailleurs bien faibles quand il s'agit d'affronter, en bons joueurs, la réalité du système électoral : les 10 000 membres du NPA, et ses 5 à 10 % électoraux, qui, hors de toute proportionnalité, de surcroît, ne représentent rien...

Réalisme sans force ou romantisme sans puissance ? Structures impuissantes ou événements improbables...
Carybde ou Scylla, en somme.
*

Il nous faut alors percevoir que nous ne sortirons d'un tel dilemme qu'à condition de prendre d'assaut la constitution même. Les uns jouent le jeu de la représentation avec ironie, cynisme, en espérant seulement importer quelque chose du corps dans le parti. Les autres font corps parce qu'ils ne croient pas en cette représentation mais bel et bien, cependant, en la politique du nombre, qui est une définition possible (mais pas exclusive) de la démocratie. Seulement, le parti, trop souvent, n'est que survivance minoritaire dans ce système qui le nie, ou qui ne fait que s'amuser de lui, comme d'un objet à la mode. Tandis que le corps n'est pas à même de s'emparer des règles du jeu, et organise lui-même par intermittence sa rébellion ponctuelle et réactive.
La difficulté révolutionnaire présente est donc celle-ci : se battre avant tout (avant même toute revendication matérielle, immédiate, charnelle) pour une autre constitution, pour cette altérité radicale sans laquelle tout changement, toute évolution, tout cri désespérés ou de justice resteront secondaires et ancillaires.
Difficulté essentielle en ceci que le parti est déjà à l'intérieur du système qu'il faut refuser, tandis que l'extériorité du corps n'intègre qu'en contre-pouvoir direct la question.
Difficulté essentielle en ceci qu'une telle exigence est la plus éloignée, matériellement, du souci de la masse, qui a toujours consisté à vivre correctement. Qui veut de la brioche constitutionnelle quand le pain concret vient à manquer, ou qu'il se suffit à peu près à lui-même dans les cuisines des classes moyennes ?
Le plus abstrait, dans l'immédiat, est le plus concret, à la longue. Mais la conscience de cela est le plus difficile, par obstacle simplement et humainement matérialiste.
En ce sens, la première proposition révolutionnaire consiste à en appeler à la formation d'un corps et d'un parti qui exigeraient l'un comme l'autre une révolution constitutionnelle et qui seraient capables de faire de cette revendication, envers et contre tout, leur objectif premier et inaliénable. Ce courage de penser jusqu'au bout. Le parti en organisera la subversion de l'intérieur du système ; le corps de l'extérieur.
Tout le reste en restera, en effet, à la continuation malsaine, et à la contradiction contemporaine, stigmate des révolutionnaires, entre parti et corps.

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