S’il ne s’agissait pas d’une salle ultramoderne, avec toute la froideur dont elle est capable, nous pourrions être dans le plus terrible des univers balzaciens. Nous sommes dans le monde de l’incompréhension, de la colère et de la rancœur. Dans l’univers du stress aussi, qui se lit sur les visages, se perçoit sous les sourires. Seuls les avocats évoluent avec aisance entre les travées, le long des bancs en bois qui mériteraient d’être plus confortables vu que tous les plaignants sont convoqués à 13 heures pour l’appel. Certains ne passeront qu’à 18 heures…
La présidente a des airs d’institutrice, les lunettes chaussées haut sur le nez. Elle fait la chasse aux portables intempestifs et se plait à demander le silence « pour toute la journée, je ne vous le répéterai pas », menace-t-elle. A sa gauche, une petite jeune fille gratte des papiers avec application. Par bonheur, certaines affaires sont réglées sitôt l’appel. La justice se veut légère, même si elle ne le peut pas toujours. A sa droite, une brunette opine du chef, s’interroge. Laquelle est représentante du monde des salariés, laquelle est employeur ? Rapidement, il apparaît que la présidente est de ces derniers. Elle a, en tout cas, l’aplomb des manageuses.
°°°°°°°°°°°
Au fil des heures, les affaires s’égrènent, tristes et sans grand intérêt pour le public, qui subit plutôt que d’écouter. Arrive, dans le milieu de l’après-midi, un certain monsieur Croc. L’avocate de la défense explique que le pauvre malheureux a travaillé comme un forcené ou presque et que, triste sort, on ne lui a pas versé les commissions auxquelles il peut légitiment prétendre. L’avocate de l’entreprise, incisive, déterminée, est un brin agressive. L’institutrice n’arrive même pas à l’interrompre. Monsieur Croc, bras croisés, l’air avantageux et sûr de lui oscille bientôt comme sur un bateau en perdition. Fausses notes de frais, abus de remboursements, commissions abusives, il en a fait de belles ! Pas sérieux, un brin traître même puisqu’il n’a pas arrêté de discuter avec le méchant concurrent qui voulait manger l’entreprise. Qui a raison, qui a tort ? Rappelez demain à 14 heures pour avoir notre décision.
Arrive un pauvre homme. Il s’est fait renvoyer pendant sa période d’essai. Il explique – très mal mais fait de terribles efforts – que sa situation sociale était délicate et qu’il a accepté n’importe quel contrat. Il voudrait un dédommagement et fait feu de tout bois : diffamation, éloignement du lieu de travail etc mais il s’embrouille, hésite, s’emmêle dans des explications maladroites au point que l’avocat de son adversaire lui vient même en aide. Il semble bien malheureux, malgré sa pauvre colère.
Arrive une jeune fille. L’avocat en face d’elle semble terrible : la mèche rare et teinte en noir corbeau, dos voûté, sourire sardonique. « Ma mère a été l’une des premières représentantes syndicales en 1936 », explique-t-il, avant de tout céder à la demanderesse. Plein d’humour et imprévisible. Etonnante affaire. Aussi étonnante que celle d’un petit chef de cuisine, tout seul devant les juges, qui a travaillé plusieurs mois sans salaire mais dont le sort ne semble guère préoccuper l’employeur, qui ne s’est même pas fait représenter. Un peu comme moi, qui arrive bonne dernière devant les juges. J’aurai gain de cause, évidemment, mais ce n’est qu’une étape dans un très long parcours…