Quand l’oiseau était arrivé, personne, ou presque, n’y avait pris garde. C’était un oiseau comme les autres, un peu plus grand peut-être, surtout pour un oiseau des villes. Il s’était posé sur la cheminée des voisins, comme si de rien n’était, et il observait tranquillement la famille attablée dans la petite cour intérieure.
La mère avait dit.
- Il est bizarre cet oiseau !
Le père et les deux enfants avaient continué à manger sans y prêter attention. La mère, elle, n’avait pas quitté l’oiseau des yeux. Les oiseaux l’avaient toujours troublée. Soudain elle cria.
- L’oiseau a grossi.
- Bon dieu, tu deviens cinglée avec ton oiseau, répondit son mari.
- Regarde, tu verras !
Elle avait raison, l’oiseau avait doublé de volume et maintenant il était perché sur le toit de leur maison. Les enfants le fixaient étonnés.
- On devrait rentrer, dit la mère.
Son mari refusa de céder à la panique, on n’allait tout de même pas se laisser impressionner par un oiseau ; et il continua à manger, comme si de rien n’était. La mère resta silencieuse. Quand elle regarda à nouveau l’oiseau, elle remarqua que son bec s’était transformé en pince, comme si une mutation irréversible s’opérait.
- Je rentre et vous feriez mieux de faire la même chose. Cet oiseau est capable de tout.
Les enfants la suivirent. L’homme, lui, resta dans la cour, il ne serait pas dit qu’il céderait au chantage de l’oiseau. Et il continua de saucer tranquillement son assiette avec son pain. Soudain, l’oiseau fondit sur la table et la renversa d’un coup d’aile. Le père ne bougea pas de sa chaise. Dans la maison, la mère et les enfants faisaient des gestes désespérés pour chasser l’oiseau, mais celui-ci s’en moquait. Il s’approcha même de la fenêtre en se dandinant sur ses pattes et donna un terrible coup de bec dans la vitre dont le verre se brisa.
Les enfants coururent s’enfermer dans les toilettes. La femme et l’oiseau, eux, se regardaient comme s’ils s’étaient déjà rencontrés ; n’était-ce pas l’oiseau qui traversait ses rêves et lui disait de la suivre, nuit après nuit ? N’était-ce pas celui qui lui chuchotait que le monde était encore plus vaste que ses rêves ?
Le temps semblait immobile. Elle ouvrit la porte qui donnait sur la cour. Son mari rentra immédiatement, et elle resta seule avec l’oiseau, malgré ses protestations.
- Ne reste pas dehors ! Lui dit-il violemment.
- Je dois lui parler.
- Tu es vraiment cinglée, répondit-il en fermant la porte.
On aurait presque dit que le volatile la regardait avec amour, mais sans doute n’était-ce qu’une impression. Lorsque l’homme colla son visage à la fenêtre, l’oiseau s’envolait, et sa femme aussi, accrochée à son cou.
Un an plus tard, l’oiseau revint d’un battement d’aile. C’était un soir, alors qu’il allait fermer les volets de la chambre de ses enfants. L’oiseau s’approcha de la fenêtre en battant lentement des ailes, comme s’il voulait s’arrêter. Sur son dos, il y avait une femme. L’homme crut voir le visage de sa femme, mais ne s’était-il pas trompé ? Depuis qu’elle était partie, ne la voyait-il pas partout, alors qu’avant il ne la voyait jamais ? L’oiseau tenait dans son bec une lettre qu’il laissa sur le rebord de la fenêtre. Une fois l’oiseau parti, l’homme prit la lettre et la mit dans un tiroir. Jamais il ne la lut. Sans doute savait-il ce qu’elle contenait…
Aujourd’hui encore, certains enfants disent que l’oiseau traverse leurs rêves. Moi, je ne l’ai jamais vu, mais mes enfants m’en ont parlé, c’est un oiseau au bec étrange et aux ailes noires comme l’ébène. Il paraît que sur le dos de l’oiseau, il y a toujours une femme, une femme qui enfouit son visage dans les plumes de l’oiseau, comme si elle l’embrassait.
PS : Merci à « Pagenas » de m’avoir permis d’utiliser ce « photomontage » qui m’a suggéré ce texte-ci. Je vous conseille de découvrir son site, sucrebleu, sans modération.