Le Lièvre de Patagonie, grand récit stendhalien d'une vie d'homme dans le siècle
La vie est comme un lièvre poursuivi par les chiens de la mort : course folle à travers ce livre d’une vie. « S’il y a une vérité de la métempsycose et si on me donnait le choix », écrit Claude Lanzmann, « c’est, sans hésitation aucune, en lièvre que je voudrais revivre ». Et de rappeler, dans la foulée, le bond de ce splendide animal, en Patagonie, qu’il faillit percuter de sa voiture, frère de ces lièvres se jetant en nombre contre l’Aronde qu’il conduisait dans le nord de la Yougoslavie, en compagnie du Castor (Simone de Beauvoir) ou de celui, « au pelage couleur de terre », qui se glisse sous les barbelé du camp d’extermination de Birkenau, juste aperçu dans un plan furtif de Shoah.
Le lièvre de Patagonie est traversé par la sourde trépidation d’un cœur affolé, dont le premier chapitre décrit les figures d’une hantise remontant à l’enfance. La première image d’une guillotine, dans un film vu à cinq ou six ans, annonce « la grande affaire » d’une vie. Du souvenir de rêves d’enfance obsessionnels de décapitation, à l’insoutenable vision d’une plus récente exécution d’otage au coutelas, filmée en vidéo, Lanzmann dit avoir pris rang « dans l’interminable cortège des guillotinés, des pendus, des fusillés, des garrottés, des torturés de toute la terre » et s’identifie à l’ «otage au regard vide» avant de lancer l’autre grand thème de ses mémoires : «On aura compris que j’aime la vie à la folie». ..
Et de fait, un irrépressible souffle vital traverse ce livre qui mêle organiquement petite et grande histoire. Stendhal, qui dictait ses livres, disait qu’un roman est un miroir promené le long des allées de l’Histoire. Or il y a du romancier stendhalien chez Lanzmann qui dicte lui aussi son récit, avec deux collaboratrices amies, en suivant les méandres et les tourbillons du fleuve Mémoire. Or, lui qui a vécu des événements majeurs du XXe siècle et rencontré les « grands de ce monde », ne développera guère que des thèmes essentiels pour lui, à part l’amour : le mal et l’injustice, le courage et la lâcheté.
Sous le regard du vieil homme à l’esprit clair et vif, voici revivre le petit lièvre juif en alarme dès son adolescence : lycéen fondant un réseau de résistance à Clermont-Ferrand après avoir découvert la violence antisémite dans un lycée parisien; et le récit de son enfance suivra, entre ses parents désunis, son frère Jacques et sa soeur Evelyne devenue plus tard la maîtresse de Sartre et de Gilles Deleuze, avant une bien triste fin. Ou voilà l’intellectuel engagé et le journaliste en vue, vivant avec Simone de Beauvoir une longue et joyeuse liaison, en complicité avec Sartre. Mais rien que d’humain dans ce qu’il en raconte, comme dans les portraits de Judith Magre son épouse, de Michel Tournier son camarade d’études ou de tant d’autres.
Enfin c’est en lièvre supérieurement rusé, rompu à tous les pièges de la vie et de la nature humaine, que Claude Lanzmann va préparer, des années durant, l’impérissable témoignage de Shoah, dont il raconte les péripéties parfois rocambolesques. Mais là encore, les « monstres » que furent un Suchomel ou un Perry Broad ne montrent rien que de « trop humain », minable rouages de la machine à broyer qu’aura décrite un vivant (et quel !) parmi d’autres.
Claude Lanzmann. Le lièvre de Patagonie. Gallimard, 557p.
Du Cervin au Dalaï-Lama
Ainsi que l’a relevé le philosophe Jean-François Revel, dont le fils Matthieu devint moine bouddhiste, c’est à Claude Lanzmann qu’on doit un premier aperçu journalistique sérieux de la tragédie vécue par le peuple tibétain, dans un reportage publié en 1959. Or c’est au pied de la face nord de l’Eiger, séjournant à la Petite Scheidegg en compagnie de Simone de Beauvoir, que l’auteur du Lièvre de Patagonie se rappelle sa première rencontre avec le dalaï-lama, alors âgé de vingt-quatre ans, « immobile sur son poney blanc ». Et de commenter cette digression pleine de charme : «Tant d’images de nos voyages se télescopent dans ma mémoire, sans ordre, mais toujours comme si le temps était aboli ». Puis le mémorialiste, amateur de haute montagne à ses heures, de raconter sur ces mêmes pages un autre épisode savoureux, voire tartarinesque, sur les hauts de Zermatt, un jour où il avait décidé, avec le même Castor, de monter d’une traite, jusqu’au col du Théodule. Aussi mal équipés l’un que l’autre, à la limite de leurs forces, les touristes, ignorés des alpinistes helvètes, s’en remirent finalement à des bersaglieri italiens plus compatissants qui entendirent l’appel de l’amant imprudent : « « Il fallait sauver le soldat Cstor, je craignais pour son cœur… »
Claude Lanzmann en dates
27 novembre 1925 Naissance à Paris de Claude Lanzmann.
1952 Rencontre Jean-Paul Sartre avec Simone de Beauvoir. Décide de se consacrer au journalisme. Commence à travailler pour Les Temps modernes, revue fondée en 1945 par Sartre.
1986 Directeur des Temps modernes, à la mort de Simone de Beauvoir. 1972 Premier film : Pourquoi Israël.
1985 Shoah.
1994 Tsahal.
1997 Un vivant qui passe.
2001 Sobibor, 14 octobre 1943, 16 heures.