Hier, quelqu'un est venu me demander à quelle période de l'histoire je rattachais les débuts de ce qu'on appelle la "civilisation de l'image".
Je ne sais pour quelle raison, cette personne s'attendait à ce que je lui confirme une curieuse idée préconçue, selon laquelle nous serions confrontés à un phénomène très récent, datant de moins de dix ans.
Forcément, ma réponse l'a un peu déçue : "Lascaux" !
Pourtant, 17000 ans, ce n'est pas grand chose dans l'histoire de l'humanité...
Sur les parois de ces grottes, les hommes ont accompli le premier miracle de la pensée abstraite et conceptuelle : créer une représentation du réel destinée à mieux l'appréhender, voire à le dominer au moyen de la pensée magique.
Ce n'est pas un hasard si, durant les siècles suivants, les peintres ont créé avant tout des portraits, des scènes religieuses ou des reconstitutions de batailles...
L'image a ainsi conservé, durant des millénaires, son pouvoir évocateur et son caractère icono-graphique, renforcé par la rareté de l'oeuvre d'art, par essence non reproductible...
Il a fallu attendre le quinzième siècle pour connaître, avec l'invention de l'imprimerie, la seconde révolution de l'image.
En moins de deux siècles, les représentations graphiques pouvaient enfin circuler (presque) librement.
À cette seconde révolution de l'image correspond la prise de conscience de notions telles que l'individualisme et le culte de la personne, concepts que nous imaginons - à tort - comme consubstantiels de l'être humain, mais qui ne sont en réalité qu'une conséquence ponctuelle et fonctionnelle de l'évolution historique, dans un contexte donné.
À partir du XIX siècle, une troisième révolution de l'image se faisait jour, avec la photographie.
Désormais, il était possible de capturer la réalité sans passer par le prisme nécessairement subjectif du peintre... à tel point qu'il fallut quelques décennies pour reconnaître à la photographie son statut d'art à part entière !
Finalement, cette troisième révolution de notre civilisation de l'image n'a fait que renforcer le culte du corps et le mythe de l'épanouissement personnel, en relation avec les théories économiques pré-capitalistes
Quatrième révolution de l'image : l'invention de la télévision, en 1926.
Vous avez remarqué comme tout s'est accéléré ?
16000 ans entre la première et la seconde révolution, tandis que moins de 500 ans séparent les trois suivantes !
Il faut, à ce propos, tenir compte du temps nécessaire pour qu'une nouvelle révolution prenne racine : l'imprimerie mit quelques siècles, la photographie et la télévision quelques décennies.
On peut ainsi considérer le premier pas de l'homme sur la lune, en 1969, comme l'avènement de cette quatrième révolution de la civilisation de l'image.
Avec, de nouveau, un aspect magique, lié à une notion jusqu'alors inédite : le sentiment d'immédiateté et de partage de l'émotion.
Les individus se sentent interconnectés, même si cette connexion ne fonctionne encore que dans le sens descendant.
La préhistoire des médias, en quelque sorte.
Nous en arrivons naturellement à la cinquième révolution, celle d'Internet : une interconnexion permanente, fonctionnant dans les deux sens et permettant la transmission d'images en temps réel, avec une nouvelle donnée essentielle : l'individu devient lui-même producteur de contenu.
Andy Warhol avait parfaitement décodé cette société, dans laquelle l'image ne possède plus valeur d'icône.
Banalisée, elle devient accessible à tous et permet à chacun de connaître son "quart d'heure de célébrité".
Une célébrité illusoire et éphémère, qui marque non pas le début mais la fin de la civilisation de l'image, telle que nous la connaissons.
Ce travail de déconstruction a déjà commencé.
L'individualisme, dont les promesses d'épanouissement et de croissance reposaient sur les besoins de la société libérale et capitaliste, est désormais appelé à disparaître.
Notion devenue obsolète, il se fond peu à peu dans une multitude faite d'images partagées et de sensations.
La mort des idéologies,initiée par la chute du bloc de l'Est dès la fin des années 1980, fait vivre au capitalisme ses derniers soubresauts.
L'être humain ne sera bientôt plus l'individu que nous avons connu, qui recherchait avant tout son bonheur personnel, assis sur les mythes de la propriété et de la vie privée.
Notre image, diffusée et partagée en temps réel sur les plateformes de Web social, ne nous appartient déjà plus.
Notre vie privée se mêle étroitement à notre vie professionnelle, et de ces liens inextricables émerge un être post moderne.
Cette disparition progressive de l'individu précède d'autres révolutions, déjà en marche, liées à la dématérialisation des corps.
Les pixels qui composent (et décomposent à loisir) notre image voyagent déjà partout.
Nous sommes ubiquité, simultanéité, immédiateté.
Demain, mon esprit pourra entrer en connexion directe avec ces systèmes cybernétiques, dont les extensions prothétiques sont déjà parmi nous.
Après demain, notre mémoire et notre personnalité pourront être directement chargées dans ces systèmes électroniques, qui permettront de nous transférer vers d'autres corps... jusqu'à ce que nous jugions la forme humanoïde inutile et dépassée.
Nous aurons alors oublié depuis longtemps la civilisation de l'image, qui est en train de connaître ses derniers siècles d'existence, dans un fascinant potlatch virtuel.