Magazine Journal intime

Chronique d'une mort annoncée

Publié le 11 mai 2009 par Anaïs Valente

Les mots sont tombés très tôt ce 31 mars : « c'est pour aujourd'hui, c'est la fin, venez ».  Le cerveau est déjà parti, ont-ils dit.  Reste le corps.  Rien que le corps.  Comme s'il fallait mourir deux fois.  Etrangement, je n'avais pas compris jusqu'à ce jour, pourquoi les gens usaient de subterfuges pour parler de la mort (il est parti, c'est fini, il s'en est allé, il nous a quittés, c'est terminé).  Aujourd'hui, je comprends enfin.

C'est l'aube et les portes de l'USI s'ouvrent.  En dehors des heures d'ouverture, si strictes.  A circonstances exceptionnelles, ouverture exceptionnelle. 

J'ai l'impression que ça fait des siècles que je visite ce service glacial et inhumain, jour après jour après jour après jour.  Cinq jours seulement.  Cinq siècles, dans mon esprit.

La chambre est pleine de soleil.  La journée va être printanière.  Estivale, même.  Je me demande si c'est mieux de mourir sous le soleil ou sous la pluie ?  Question idiote.

Et l'attente commence. 

Elle durera quinze heures.

Le personnel, soudainement devenu humain, nous a préparé chaises et café. 

Et j'attends.  J'attends quoi ?  Difficile à dire.  Un miracle qui ne viendra pas.  Que le temps passe.  Qu'arrive la mort, pourtant si peu souhaitée.  Paradoxe de ce genre de situation : être là, durant des heures, à attendre un événement qu'on voudrait éviter à tout prix.  Mais être là.  C'est important.

Le temps ne passe pas vite.  Les bips stridents du moniteur me font sursauter.  Des noms apparaissent sans cesse : ceux des autres patients en alerte.  Irrespect total de la confidentialité qui fait que je connais tous les compagnons du service, du moins leur nom.  Et même un peu leurs pathologies, à force de voir surgir ces alertes incessantes.  Je ne quitte plus ce moniteur des yeux, ça vire à l'obsession.

Le soleil est toujours là, fidèle compagnon.

J'ai faim.  Est-ce normal d'avoir faim en de telles circonstances ?  Mon estomac a faim.  Mon cerveau pas trop.  Mais mon estomac continue son petit bonhomme de chemin, et j'ai faim.  Tout cela sans quitter le moniteur des yeux.  C'est irréel.  Totalement irréel.  Comme un mauvais rêve dont je vais me réveiller.

Je scrute encore et encore ce fameux moniteur.  Seules coupures de cette journée hors du temps : les pauses pipis.  Pas de bol, les toilettes sont en dehors du service, lequel est fermé par une porte ornée d'une sonnette.  Bol absolu, un problème technique a bloqué les portes.  A toute chose malheur est bon, dit-on.  bof. 

Pour changer du moniteur, je me lance dans la contemplation d'une poche à urine, vide, qui traîne dans un coin de la chambre.  Fou comme c'est complexe ce genre de matos.  Gradué de toutes parts.  Au millilitre près.  Ça c'est du bon matos ma bonne dame.  Et je passe mon temps à compter les graduations.

Puis j'analyse le moniteur.

Puis je compte les vis du lit.  Je les compte et les recompte.  Y'en a cinq, puis quatre.  Cinq, puis quatre.  Cinq, puis quatre.

Retour sur le moniteur.

Pause pipi.  Le soleil est là.  Le moniteur continue ses bips. 

L'air conditionné fait des siennes et nous envoie une pluie de « nounous ».  De peluches.  Pas des ours en peluches, non, des peluches grisâtres.  De la poussière accumulée depuis des années, qui retombe en fine neige.  Il neige dans cette chambre ensoleillée.

A intervalles régulières, les infirmières viennent faire leur boulot.  Je les sens mal à l'aise.  Elles posent leurs gestes techniques, sans oser regarder ailleurs.  Notre présence est étrange pour elles, habituées à leurs deux fois une demi-heure de visites par jour. 

Le soleil est maintenant totalement entré dans la chambre.  Il se mêle à la neige qui tombe encore.  Ça semble magique, écrit comme ça.  Ce n'est pas magique.

Les heures passent.  Attente.  Compter les vis.  Analyser la poche à urine.  Boire un verre d'eau.  Pipi.  Regarder encore et encore ce moniteur.  Rire, parfois.  Manger, un peu.  Penser, en permanence.  Regretter, déjà.  Espérer un miracle, ben quoi, les miracles sont censés arriver quand il n'y a plus aucun espoir non ?

Le soleil est parti se coucher.  Les infirmières de jour aussi.  Celles de nuit les ont remplacées.  Le moniteur s'est stabilisé.  Au point qu'on pourrait penser que l'horloge s'est arrêtée à tout jamais, que nous sommes hors du temps.  Que tout s'est arrêté.  Que ce n'est pas la vraie vie.  Que je vais me réveiller.  Qu'il va se réveiller et se moquer : « je vous ai bien eus, poisson d'avril, allez, on va boire un coup à ma santé ».

Puis, après ces quinze heures presque figées, tout se précipite.  Pourquoi ?  Impossible à savoir.  Pas par une volonté divine en tout cas.  Une simple volonté médicale, un peu comme on provoque un accouchement pour partir à l'heure en week-end à Deauville.  Un ordre donné pour une raison inconnue.  Pour avoir la paix.  Ça a assez duré.  Il est temps d'en finir.  Doses de médicaments décuplées, dose létale ça s'appelle, et en une demi-heure à peine, le moniteur s'affole.  Puis il se tait.  Pas de « tuuuuuuuuuuuuuuuuuuuuuuuuu » comme dans les séries américaines.  Rien qu'un silence.  Et un respirateur qui continue à bosser, envers et contre tout, malgré la mort, parce qu'une infirmière n'a même pas songé à l'arrêter... 

Il est 23 heures 50 ce 31 mars.  Le médecin ne passera qu'après minuit. Déclarer le décès, comme on dit.  1er avril. 

Et moi, de me demander : mourir sur deux jours, est-ce mourir deux fois ?

Tout est fini.  Tout commence.  Le pire commence.



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