# 63 — “comme une fleur qui peut tuer”

Publié le 15 mai 2009 par Didier T.

  À mon boulot, pendant plusieurs semaines circulèrent de bien lourdes rumeurs, du genre qui modifie l’ambiance et dissuade de demander une augmentation. Ah, pas gai. Puis la direction informa le petit personnel que neuf veinards allaient très bientôt se retrouver dégraissés de leur immonde servitude volontaire qui les maintient dans l’aliénation productiviste. Partant de là, c’était fatal: dans la boîte, tout le monde ne pensa plus qu’à une chose: qui sera nominé pour le molière du meilleur licencié économique?

  Quelques jours plus tard, la liste des heureux gagnants du ‘jackpot Pôle-pote-Emploi’ fut affichée sur le tableau à côté de la machine à café. Et voilà que je me retrouvais cité à l’ordre du “casse-toi, pauv’con!”, en bonne place parmi huit autres ravis lauréats de la-dite ‘crise mondiale’. En vérité, ça ne m’occasionna pas une grosse surprise de me voir ciblé par les fameux ‘critères objectifs’ pour liquider de la masse salariale... j’avais déjà subi ça ailleurs, deux ans plus tôt, sur un barème qui n’avait pas dû beaucoup évoluer depuis —à croire que je devenais un vrai Michel Desjoyeaux du ‘plan social’.

  En conséquence, au lieu de séquestrer mon patron j’ai entrepris la seule chose qui me semblait souhaitable d’un point de vue social-démocrate: en chercher un autre de travail, et m’y coller sans attendre que s’achève mon ‘préavis avant coup de pied au cul’. Normal, quoi.

  La plupart d’entre-vous a déjà pratiqué la procédure: lecture d’annonces, sélection des offres pas trop misérables selon ses propres critères personnels, rendez-vous, entretien, résultat.

# 63 — “COMME UNE FLEUR QUI PEUT TUER”

  Pas trop loin de chez moi, une entreprise cherchait à embaucher un bagnard pour “trier du courrier”, de nuit. Cette activité pharaonique n’avait pas grand’chose à voir avec ce que j’ai turbiné jusqu’ici, mais bon... je me suis dit que “trier du courrier” ne devrait s’avérer en contradiction avec mes exigences de vieux gamin qui depuis des années tient en échec ‘le principe de Peter’, à savoir: “dans une hiérarchie, tout employé tend à s’élever à son niveau d’incompétence”. Et vu que ce travail présentait à mes yeux deux avantages indéniables (les horaires —quatre nuits par semaine) et le salaire (16oo € net), j’ai décidé de postuler. Alors j’ai appelé, je suis tombé sur un interlocuteur qui s’est présenté comme étant Philippe Lebrun des “ressources z’humaines”, qui m’a dit:

 — “Je vous propose un rendez-vous pour mardi prochain.”

 — “Aucun problème, je termine justement mon préavis cette semaine. Mardi prochain, c’est très bien. À quelle heure?”

 — “Venez dans la matinée.”

 — “Oui mais, à quelle heure exactement?”

 — “Dans la matinée, comme vous voulez...”

  Pas d’heure précise, étonnant. Les “ressources z’humaines”, dans mon esprit et ma pratique c’est plutôt le genre à avoir de posé devant soi un énorme agenda avec une ligne écrite à la main devant chaque heure de sa journée d’homme fondamental à la survie du bizness qui saccage la planète pour quelques dollars de plus dont on ne verra jamais la couleur. Mais je n’allais pas lui reposer la question une troisième fois, c’est des coups à passer pour une ‘personne à compréhension réduite’ à la limite de l’hémiplégique engagé, alors va pour “dans la matinée”. Je lui ai quand même donné mon numéro de biniou, au cas où d’ici mardi il y aurait des changements. Et puis je lui ai dit “au revoir monsieur Lebrun, à mardi matin”.

  Peu de temps après j’ai donc effectué mon dernier quart dans l’entreprise où j’étais resté ‘esclave consentant’ pendant un an et demi au lieu de sagement colmater à domicile à me les peigner au Rémi en regardant pousser mes ongles entre deux siestes alcoolisées. C’était un bon boulot d’opprimé que j’avais, qui me convenait total. Ça me faisait quelque chose de le perdre, ce taff —vraiment, le temps libre que ça me laissait sans avoir à me poser de questions financières, tout ça, la ‘latitude hors-circuit’ à ma guise de grand duc dans son petit coin —“au fond d’ma cour j’suis renommé...”. Hé oui, j’y serais bien resté jusqu’à la retraite dans cette boîte, fait chier... “crise mondiale”. Alors en quittant mon boulot à la fin de cette dernière journée, malgré que ça me peinait j’ai quand même sorti ma phrase de conclusion à chaque fois que je termine un job: “let’s get out of here, Jack!” —la dernière parole prononcée par un homme sur la Lune, en 1972 je crois.

  Rentré chez moi j’ai mis une claque à ma bouteille de vodka, “la nuit je mens, je prends des trains à travers la plaine...”. 

  Le lendemain me fut un tantinet pâteux —légitime. Et toute la journée j’ai continué à m’imbiber tranquillement, comme un brave néochômeur qui se respecte. Mais pas trop quand même, quelques heures plus tard je devais me rendre à mon entretien de “trieur de courrier” —je ne postulais certes pas pour faire ingénieur à la Nasa mais s’agissait pas d’arriver trop décalqué non plus. Je suis un citoyen responsable.

  Le mardi matin je me suis levé affreusement tôt pour mon horloge biologique, genre o8 heures, avec l’intention d’aller voir mon recruteur vers 11h. Je prenais mon premier café en regardant la mer, me disant comme chaque jour “tu t’es levé ce matin, c’est pas dit que tu te couches ce soir” —petite pensée quotidienne préliminaire qui change la couleur de la journée, difficile après ça de s’énerver pour des bricoles qu’on aura oubliées le lendemain. Et alors que je siphonnais ma primocaféine en regardant le gris-bleu-vert ondulatoire par la fenêtre, le téléphone sonna. J’étais juste à côté, j’ai décroché. Et j’ai entendu:

 — “Bonjour, c’est Philippe Lebrun. Nous avons rendez-vous ce matin. Vous pourriez venir maintenant?”

  Ah.

 — “Bonjour monsieur Lebrun. Vous savez, j’ai quand même un peu de route pour vous rejoindre. Je peux être là, heu... dans trois quart d’heure.”

  Petit silence.

 — “Soyez-là dans une demi-heure, je m’arrangerai. Après je dois m’absenter. À tout de suite...”

  Lors de la prise de contact je lui avais pourtant demandé une heure précise de rendez-vous, meuhdeuh. Si qu’il m’aurait dit de venir à o8h j’aurais mis mon réveil à sonner à o5h3o, histoire d’avoir le temps d’émerger comme un être humain. Et j’aurais arrêté de torcher un peu plus tôt la veille... oui, parce que là... si les forces de l’ordre me faisaient souffler à la sortie du village, pas sûr que j’arrive à l’heure chez mon chasseur de bras. Risquer de perdre son permis en allant chercher du boulot, quelle mayonnaise... ce drôle de monde est définitivement trop mal foutu, heureusement qu’en grandissant on apprend vite à ‘faire avec’... sauf les malheureux qui en meurent prématurément ou qui s’y enlisent sans fin en accusant le reste du monde, comme il se doit.

  Je me suis traîné à la salle de bain. C’était râpé pour cette douche dont j’aurais pourtant bien eu besoin pour fouetter l’animal social qui sommeillait encore un peu trop en moi en vertu des critères de la-dite ‘vie professionnelle’. Tant pis pour la douche. Et cette trogne que je me tapais avec ma barbe de trois jours... et les yeux un peu injectés... en temps normal ça n’a rien de méchant mais pour un ‘entretien d’embauche’ ça fait un peu ‘évadé des Baumettes’, même pour un poste aussi basique que ‘trier du courrier’ dans la noirceur de la nuit noire. Pas bon, pas bon. Tant pis, pas le temps de me raser. Je me suis passé le visage sous le robinet, j’ai attaché mes cheveux, enfilé une tenue pas trop loqueteuse qui se rapprochait le plus possible de ce que l’on pourrait qualifier avec indulgence de ‘mon costume du dimanche’ et... en route vers mon possible avenir professionnel, les enfants.

  Donc pas très frais mais néanmoins à peu près dispos, je suis arrivé à l’entreprise en question —dans les temps. À l’accueil, j’ai demandé à voir ce monsieur Lebrun qui m’attendait. Il m’a fait poireauter une demi heure, le Lebrun —pile le temps qu’il m’aurait fallu pour me raser, prendre une douche et un deuxième café. Dommage pour l’apparence, c’était assez rageant... mais pour ce qui était du café j’ai joué le pilier à la machine à l’entrée en attendant que monsieur veuille bien se donner la peine de me recevoir —par chance, j’avais plein de pièces jaunes dans la p’tite poche du pantalon. Au moins, avec quelques gobelets dans le museau j’aurais l’esprit un peu moins vague que sans ma nécessaire dose de noir au réveil —toujours ça de pris, ne crachons pas dessus. Et puis on est venu me chercher, la charmante jeune fille de l’accueil.

 — “Monsieur Lebrun vous attend...”

  En fait, ils étaient deux assis chacun à un coin de table dans un espèce de bureau genre Corée du Nord, la photo du Grand Timonier en moins. Donc il y avait le-dit Lebrun, 3o ans à vue de nez, supercostard, tout ça, homme moderne, un battant. Et à l’autre bout une ravissante blondinette de 2o berges qui ressemblait à une tueuse de la maffia russe dans les téléfilms, une féroce avec un tailleur de femme d’affaires, un regard de substitut de procureur qui cherche à grimper le parquet, une raideur limite-cadavérique, c’était impressionnant, le genre qu’en temps de guerre t’as intérêt à dégainer le premier et à viser juste —mettons qu’elle se prénommait Nikita (peut-être que sur sa carte d’identité c’était marqué Germaine, je ne sais plus, elle s’était présentée mais je n’avais pas imprimé, en tout cas Nikita ça lui allait trop bien comme prénom, je garde Nikita).

  Lebrun c’était le chef du recrutement. Nikita, son assistante que ma foi en d’autres temps de célibat je n’aurais rien eu contre qu’elle m’assiste un peu le poirel et les grelots dans la verdure romantique du printemps qui revient comme un éternel miracle de la vie, ¡ole! Sauf que mon charme faisandé de boucanier multicarte, visiblement ça n’opérait pas sur la tueuse de la maffia russe. Ah ça, je n’avais pas encore prononcé un mot mais j’ai senti dans son œil que d’ors et déjà j’avais une sacré pente à remonter pour la convaincre que j’étais apte à trier son foutu courrier à la noix, ah oui —on perçoit ces choses-là. Un espèce de sentiment général que dans son esprit elle se trouvait face à un genre de bolchevik qui viole des religieuses entre deux incendies de bâtiments publics. Ayaya, pas gagné.

  Lebrun m’a demandé mon CV, que je lui ai donné tout frais imprimé avec sa dernière ligne, le chouette boulot dont je venais de me faire jeter à cause de ces gentils spéculateurs immobiliers qui désormais nous cisèlent de déchirantes tribunes appelant à ‘moraliser la finance’ —“ah! les braves gens...”. Mon CV il l’a lu en silence que je me suis bien gardé d’interrompre. Je sentais les yeux de Nikita sur moi mais je me forçais à ne pas la regarder, j’avais décidé de tout miser sur Lebrun —après tout, c’était lui le chef et la dégaine du client n’avait pas trop eu l’air de le choquer. Monsieur devait être un pragmatique qui demande à voir, je me suis dit, un jeune sarkozien pas hostile à l’ouverture. Une fois qu’il eut fini mon CV, il m’a regardé bien en face et dit:

 — “Vous avez surtout travaillé dans l’industrie.”

 — “Industrie, et logistique.”, que j’ai répondu en insistant sur ‘logistique’ qui faisait plus ‘Pony Express’, rapport au courrier.

 — “Mmmhhh. Vous savez pour quel poste vous êtes ici?”

 — “Les éléments que j’en ai c’est... du tri de lettres. On reçoit un vrac qu’il faut dispatcher et affranchir pour qu’à l’heure prévue, le maillon suivant de la chaîne ne soit pas rompu. Un flux à gérer, quoi.”

 — “Et vous ne vous êtes pas informé plus précisément?”

 — “C’est pour ça que je suis ici.”

 — “Mmmhhh. Je suis un peu surpris. Le travail pour lequel vous postulez n’a rien à voir avec tout ce que vous avez fait jusqu’ici. Pourquoi vous postulez?”

 — “Les horaires me conviennent. La distance me convient. Le salaire me convient. Je viens d’être licencié économique, je cherche du boulot. Et le tri de courrier, hé bien, ça ne me semble pas plus insurmontable que la découpe d’acier ou l’injection plastique.”

 — “Mais quand même, vous n’y connaissez rien... et j’ai besoin de quelqu’un opérationnel très vite.”

 — “Il faudrait que je vois le poste, que je fasse un essai. C’est vrai que je n’y connais rien en courrier mais... j’ai changé de domaine d’activité cinq-six fois dans ma vie, à chaque fois en commençant je n’y connaissais rien. Et jusqu’ici personne ne s’est plaint, du moins pas en ma présence. Ceci dit, c’est vrai que je ne peux décider à votre place si vous m’estimez apte à trier du courrier.”

  Ah là là, me retrouver comme ça à mon âge face à deux jouvenceaux d’un sérieux géopolitique, droits dans les bottes de leurs éminentes fonctions manageuriales. Dans ce beau trio, selon leurs critères je tenais le rôle du pauv’type qui vient se vendre pour un boulot de lobotomisé, mettre des papiers dans des p’tites cases au cœur de la nuit, une activité de rêve dont eux-mêmes n’auraient pas voulu en période de famine. J’en étais là. C’est le jeu, rien à y redire, et j’ai l’habitude —le ‘principe de Peter’ ne me baisera pas. Et c’est alors que Nikita est intervenue.

 — “Oui parce que vous comprenez, c’est un travail de précision et de confiance. Les erreurs ont des conséquences très graves. Il nous faut des gens autonomes et rigoureux. Et c’est un travail de nuit, il faut être en forme. On a déjà eu beaucoup trop de problèmes.”

 — “Vos craintes sont tout-à-fait légitimes, mademoiselle.”

 — “Madame!”

 — “Heu... ‘madame’, excusez-moi. Vos craintes sont tout-à-fait légitimes, madame, et croyez-bien que je les comprends. Dans mon travail précédent, j’étais tout seul à préparer des commandes pour une entreprise qui tourne en flux tendu. Une erreur aurait eu des conséquences du genre ‘arrêt de ligne de production’, un drame qui se chiffre en milliers d’euros par minute. Je ne peux vous dire le prix exact, ce n’est jamais arrivé. Vous pouvez vérifier.”

  Comment que ça se voyait sur son doux visage qu’elle pouvait de moins en moins me supporter, la Nikita... c’était terrible. Une savonnette mouillée dans la main d’un manchot, j’y pouvais rien. Peut-être je ressemblais un peu trop à un roucouleur qui l’avait beaucoup fait souffrir, allez savoir... en tout cas il y avait là un gouffre inremontable qui n’avait rien à voir avec le courrier, c’était évident, une bien mystérieuse aversion totale et définitive de sa part. Peut-être voyait-elle en moi un espèce de Che Guevara à deux balles qui allait semer la révolution zapatiste dans son courrier libéral —ce ne serait hélàs pas la première fois que sur mon allure générale on en conclue que la nuit je circule dans les ruelles avec un couteau entre les dents... c’est pô juste... vu que y’a pas plus social-traître que moi, exemplaire larbin qui rampe dans l’ordre établi, le lumpenprolétaire par excellence, oui not’bon maît’, oui not’môssieur. C’est vraiment pô juste.

  Lebrun a repris la parole, je me suis retourné vers lui sans me faire prier.

 — “Tout-à-l’heure, concernant vos motivations vous m’avez donné en premier ‘les horaires’. Ce sont des horaires décalés, très décalés... de o1h à o8h3o du matin, quatre nuits par semaine. Et je vois sur votre CV que vous avez presque uniquement travaillé en décalé, surtout le week-end. C’est étrange.”

 — “C’est mon choix. Et ça va plutôt dans le sens de ce que vous recherchez, non?”

 — “Certes.”

 — “Et tout le monde n’est pas obligé de travailler dans des horaires de bureau.”

 — “Je comprends... enfin, j’essaye. Ce sont pourtant des horaires qui n’intéressent presque personne. Tu pourrais me dire pourquoi ça vous intéresse?”

 — “On se tutoie?”

 — “Si tu veux, je préfère. Alors, pourquoi tu travailles en décalé?”

 — “Bah, c’est pas un secret. J’ai besoin de travailler mais j’ai aussi besoin d’avoir du temps libre. Travailler en décalé le permet, tout en assurant un fonctionnement correct au quotidien qui permet de faire d’autres choses sans avoir à tenir compte de considérations économiques.”

 — “Et tu fais quoi de ton temps libre? Tu travailles au noir?”

 — “Ah non, je ne fais rien de professionnel.”

 — “Mais alors tu fais quoi?”

  Bon... C’est ma vie privée. Ce à quoi j’utilise mon temps libre n’a pas à atterrir sur le tapis d’une discussion d’embauche. J’aurais pu botter en touche, parler de jardinage, chasse, pêche, nature, traditions, restauration de vieux manoirs, archéologie amateur, “on m’a vu dans le Vercors sauter à l’élastique”. Mais le Lebrun... m’avait l’air curieux des choses, des hommes. Je n’allais pas rentrer dans l’extrême fine pointe de mes détails mais... oui, ça me plaisait de lever un coin de mon voile, ne serait-ce que pour la joie de tétaniser un peu plus la jeune et rigide Nikita... et advienne que pourra question ‘tri de courrier’.

 — “J’ai besoin de temps pour moi. Pour réfléchir. Pour me promener. Pour vivre. Pour voir des choses que normalement je ne devrais pas voir. Voilà, tu vois, on est très loin du travail au blaque.”

  Lebrun devenait plus attentif, il était intrigué, il ne pensait plus au courrier. Mes paroles devaient lui évoquer des choses pour lui, je suppose. Nikita, j’y ai jeté un p’tit coup d’œil en biais —elle, c’était manifeste... même dans la pire situation de désespoir elle préfèrerait manger sa culotte à quatre pattes devant témoins plutôt que de me confier la moindre lettre à trier. Sûr, si elle était décisionnaire j’étais total carbone pour me réinsérer dans le postal noctambule. Partant de là, je l’ai zappée de ma réalité et je me suis concentré sur Lebrun, qui devenait manifestement ma seule chance d’arriver à décrocher ce taff mirobolant, un vrai rêve de gosse, “quand j’serai grand, j’trierai du courrier à o3h du mat’...”.

 — “Voir des choses que tu ne devrais pas voir... Par exemple?”

 — “Oh, rien de transcendant. Juste des choses que d’ordinaire la plupart des gens ne regardent pas... parce qu’ils n’ont pas le temps, pas la tête à ça, parce qu’ils ont d’autres soucis de chats et de fouettage, ou parce qu’ils s’en foutent complètement et c’est bien leur droit. Regarder les choses ça ne se fait pas comme ça en cinq minutes entre deux portes. C’est presque un métier. C’est pour ça que j’ai besoin de temps, tu comprends?... Au fond, j’essaye juste de m’organiser pour ne pas me retrouver à 8o balais à me demander “pépère, qu’est-ce t’as fait de ton existence depuis 6o ans?”, ce genre de fin de vie désespérante que je compte bien m’épargner. Et jusqu’ici, malgré quelques accidents, ça se passe plutôt bien.”

 — “Voir des choses que tu ne devrais pas voir... tu peux me donner un exemple précis?”

  Alors j’ai essayé de me rappeler le dernier plongeon de contemplatif un peu tortueux auquel je m’étais adonné, laissant de côté les élucubrations ignobles pas racontables à quiconque. Mon dernier trip ‘contemplatif présentable’ c’était pas vieux, c’était hier soir, bien assis dans mon fauteuil préféré, le goulot de la bouteille de vodka à portée de gorge. Très bien, va pour la main. Et j’ai alors regardé mon Lebrun dans les yeux.

 — “Ta ravissante assistante va considérer que je suis définitivement bon pour les cachetons et la douche froide. Tu veux que je te raconte quand même?”

 — “Raconte... Pour moi, c’est hors-entretien.”

 — “J’entends. Mais de manière inconsciente ça jouera quand même dans l’entretien, forcément. Alors d’accord, je te raconte... mais si jamais ça doit finir sur ta conclusion que je suis inapte à trier du courrier, ce sera aussi triste qu’infondé.”, que j’ai dit en relevant la manche de mon bras gauche. J’ai posé mon coude sur la table, main côté paume et doigts écartés à 2o centimètres de mes yeux, comme je l’avais fait la veille sur l’accoudoir de mon fauteuil préféré avec mes grammes dans le sang en plus, et j’ai dit:

 — “Tu as déjà regardé ta main?”

 — “Évidemment.”

 — “Je dis ‘regarder’, hein, pas ‘voir’. C’est pas pareil. Pas du tout pareil. Fais comme moi, et regarde ta main comme si c’était la première fois que tu la voyais, comme si tu ignorais ce qu’est une main. Oublie tout ce que tu connais d’une main et regarde ta main.”

  Rendu là j’aurais bien pris une bière avec une p’tite clope, j’avoue. Il a relevé sa manche et installé sa main comme j’avais fait pour la mienne. Et il a scruté cet organe qu’il venait de poser en face de lui. Moi c’est ses yeux que je regardais... et au fil des secondes j’acquis la quasi-certitude qu’à 3o ans, c’était la première fois que cet homme intelligent observait vraiment sa main —c’est désolant. Et je vous jure que ça l’a bien absorbé, il en oubliait tout le reste, son boulot, moi, Nikita, ce satané courrier à trier, tout ça. Un silence dans la pièce, un silence monumental. Oui parce que cet homme était curieux des choses, j’avais bien capté. Pour lui, sa main c’était sa main. Comme tout le monde il savait ce qu’est une main, il n’avait jamais eu besoin de la regarder sauf sans doute dans son berceau, avant le langage, quand les journées sont longues, quand tout est inconnu et l’environnement vaporeux. Les siennes de mains il les connaissait. Il en avait une vision générale utilitaire, qui lui suffisait. Mais là, sa main il la considérait comme quelque chose qui existe, et il scrutait avec sourde attention toutes les petites particularités qu’il n’avait jamais pris la peine de remarquer sur cet organe qu’il avait pourtant sous le nez depuis trois décennies. Il faisait bouger ses doigts sans autre intention que d’en tirer des enseignements à but non lucratif, ex-nihilo. Et il jouait vachement bien le jeu, ça... je n’avais pas de montre pour le valider mais tout ça a bien dû durer trois-quatre mémorables minutes de vide, un silence colossal dans une telle salle, avec Nikita à côté qui ne bronchait pas, qui devait souhaiter mon agonie dans les pires douleurs.

  Il a ensuite rabaissé sa manche et joint ses deux mains pour me dire:

 — “D’accord. C’est un organe, heu... troublant. Un peu inquiétant, même, je dirais. Presqu’un ennemi potentiel, un ennemi de l’intérieur. Et en même temps très beau, d’une beauté complexe. Une sorte de perfection asymétrique avec le pouce complètement en décalage du reste, comme un ergot qu’on peut replier sur l’ensemble... le tout constituant une forme improbable mais nécessaire. L’ampleur que la main prend d’un coup à partir du poignet... oui, perfection asymétrique. C’est beau comme une œuvre d’art. C’est plus qu’une œuvre d’art. C’est comme une fleur qui peut tuer. C’est presque un miracle qu’elle nous obéisse...”

  Je me suis payé un petit plaisir rugueux, juste pour la provoc’. J’ai tendu mes deux mains ouvertes vers lui:

 — “Même dans tes plus sales cauchemars, tu n’aurais pas idée du dixième de ce qu’ont pu commettre ces mains qui se proposent gentiment de trier ton courrier, amigo.”

  Ça l’a figé. Alors j’ai pris mon meilleur sourire enfantin et j’ai ajouté sur un ton badin:

 — “Je plaisante. C’est parce que hier soir, j’ai regardé ‘les 12 salopards’.”

  Vite, changer d’aile avant que ça laisse une trace.

 — “Par contre, hors plaisanterie, tu ne trouves pas que la structure d’une main incite à croire à l’existence de dieu, au sens ‘grand architecte’.”

 — “Je suis croyant, je te le dis comme ça. Mais j’avais jamais pensé que Dieu pouvait être dans ma main...”, qu’il a répondu en rigolant. Alors je me suis régalé, sortant tout ce qui me passait par la tête en filtrant juste le sordide.

 — “Et on en a deux pour le prix d’une! Enfin, elles ne sont pas exactement pareil. Tu devrais prendre un moment pour regarder ça chez toi ce soir, tranquillement. C’est comme si, mmhhhh... comme si le dieu de ta main droite n’était pas exactement le dieu de ta main gauche —le dieu, le diable... qui sait? Et encore, là on ne fait juste qu’effleurer le sujet. Ensuite, on peut imaginer ce que serait une main si elle était différente de ce qu’elle est. Par exemple, si comme doigts on avait cinq pouces. Tu regardes ta main et tu la visualises avec cinq pouces. Après tout, l’évolution aurait pu nous mener vers ça. L’organisation du monde serait complètement différente. Peut-être même la hiérarchie des espèces. Regarde la patte d’un chat, par exemple, un mammifère comme nous, un cousin lointain en quelque sorte. Le chat, son pouce est au milieu de la paume et les quatre autres doigts sont tous du même gabarit. On aurait pu avoir des mains comme des pattes de chat, avec le pouce au milieu de la paume et quatre autres doigts qui se ressemblent. Notre organisation sociale n’aurait pas grand’chose à voir avec ce qu’elle est. Parce que bon, là je te parle de main, de patte de chat... c’est mignon mais ce n’est qu’un petit exemple, pour donner une idée. Le fond de l’histoire, c’est quoi?”

 — “Ben... c’est... heu... de vraiment regarder les choses.”

 — “Oui. Mais pour quelles raisons?”

 — “Pour comprendre.”

 — “Oui. Essayer, au moins. Mais pas que ça. Mon moteur c’est que, heu... il y a la réalité, enfin... ce que par commodité nous appelons ‘réalité’, mais on ne va pas rentrer là-dedans. Donc la réalité, mettons. On est dans la réalité, le monde est ce qu’il est, on vit dedans, c’est comme ça. On peut le déplorer, on peut s’en féliciter, on peut vouloir le modifier, voire le révolutionner. Mais quoi qu’on veuille ou qu’on ne veuille pas, en préalable il faut bien prendre acte de ce qui est. Sans oublier que ce présent que l’on vit en ce moment est le résultat d’un tas de trucs pour la plupart à peu près impensables, qui se sont étalés sur des milliards d’années sans nous demander notre avis. Voilà, c’est notre réel. Mais il aurait pu être autrement. C’est une certitude que quand on prend les données de départ il y a je ne sais combien de milliards d’années, hé bien, que notre monde soit aujourd’hui ce qu’il est... était statistiquement quasi impossible à l’époque. C’est pourtant comme ça, on n’a pas le choix. Mais on a le droit d’essayer d’imaginer comment ça aurait pu être autrement, par exemple si nos mains avaient ressemblé à des pattes de chat. Ou nos doigts à des auriculaires de doigts de pieds. Je suis sûr que tu n’as jamais regardé le petit doigt de ton pied. Hé bien ce soir, quand tu enlèveras tes chaussettes probablement anglaises et hors de prix, regarde ton petit doigt de pied et imagine que tous tes doigts de la main sont comme ça, et imagine ta vie comme ça, imagine la vie de tous les hommes comme ça... imagine le monde entier qui fonctionne comme ça. C’est vertigineux. Ça donne une petite idée du statut si hautement improbable de ce que nous considérons pourtant comme tacitement indiscutable. C’est trop vertigineux. Et ça incite à projeter des choses. Voilà un exemple de mon activité extra-professionnelle, puisque tu voulais que je te le dise.”

 — “Oui, évidemment, je comprends. Pour penser à ce genre de choses, il faut avoir du temps.”

 — “Et faut un peu picoler, aussi. Mais attention, hein, je picole jamais au boulot. D’ailleurs, à propos de boulot, si on en revenait à ce fameux courrier à trier?”

 — “Oui, oui.”

 — “Parce qu’on s’en était un peu éloigné mais je suis quand même venu là pour ça, pour ce boulot, pas pour regarder ma main, ça je peux le faire à la maison. La contemplation c’est bien joli mais je tiens également à avoir une activité dans le monde d’aujourd’hui. Et au boulot, je suis au boulot... et d’une rigueur féroce. Tu peux appeler le dirlo de où j’étais avant, il te dira ce qu’il pense de moi en terme de fiabilité. Bref... est-ce présomptueux de ma part de m’imaginer capable de trier ton courrier en horaires décalés?”

  Manifestement, Lebrun ne savait trop quoi penser de tout ça... on voyait comme une sorte de flou dans ses yeux —j’ose même pas imaginer la tronche de Nikita que je n’avais plus regardée depuis un bon moment. J’avais ma petite procédure en tête, le Lebrun je voulais l’amener à se dire quelque chose de précis. Parce que sur cette histoire de courrier, je tenais une info qu’il ignorait en ma possession. Alors je suis passé sur un mode plus offensif.

 — “J’ai eu des échos comme quoi ce poste était sur le marché depuis un moment. Vrai ou faux?”

 — “Vrai.”, avec le p’tit geste de recul du gars qui vient de réaliser qu’on a d’un coup changé de braquet.

 — “Les intérimaires se succèdent à ce poste, personne ne reste bien longtemps. Bon... Et s’il est encore sur le marché en dépit du salaire et de la crise mondiale, ce boulot, c’est à cause des horaires et des spécificités du poste qui exige un gars qui tienne la rampe au-delà du premier coup de chaud. Vrai ou faux?”

 — “Vrai...”

 — “Les horaires sont tordus, j’aime les horaires tordus... je t’ai expliqué pourquoi. Solide et rigoureux, ben, passe un coup de fil à mon ancien patron. Si je suis là aujourd’hui, ce n’est pas par désespoir. J’ai droit au régime chômedu du licencié économique, je peux rester à me les rouler un moment à la maison, relax max. Trier du courrier la nuit, c’est un boulot que toi tu refuserais sauf à mourir de faim. Vrai ou faux?”

 — “Heu... vrai.”

 — “Ce travail m’intéresse. Pas pour la passion du tri en nocturne, tu te doutes bien, mais pour les périphériques qu’il m’offre, la ‘liberté de penser’. Je te garantie une fiabilité durable sur un créneau où tu rames à trouver un vrai volontaire, c’est pas rien. Tu sais, du boulot j’en trouverai ailleurs, c’est pas un problème pour moi. Il se trouve que mes besoins coïncident avec les tiens, et c’est toi qui décide. C’est à toi de voir.”

  Il est resté silencieux quelques secondes, me regardant assez fixe. Puis il s’est tourné vers Nikita et lui a demandé:

 — “Des questions?”

  Je suppose qu’elle a secoué la tête latéralement en aller-retour, puisque je n’ai pas entendu de réponse. Et Lebrun m’a demandé:

 — “Tu as quelque chose à ajouter?”

 — “Mmmhhh... une conclusion en forme de résumé: au vu des spécificités de ce job et de mes propres spécificités, si tu ne me recrutes pas tu y perds plus que moi. Tu décides.”

  On s’est séparés là. Lebrun m’a serré la main d’une façon amicale alors qu’à notre rencontre il avait plutôt été du genre “patte molle”. Et sur le pas de la porte il m’a dit:

 — “J’ai d’autres candidats à voir et je te recontacte. À bientôt.”

  Dans son petit tailleur chicos, Nikita me zieutait comme si j’étais la réincarnation de Raspoutine.

  Il ne m’a jamais rappelé, Lebrun. Dans leur tandem, Nikita devait peser plus de pouvoir que j’imaginais. Ou peut-être que sous ses dehors de curieux pragmatique, il était pire qu’elle. Ou alors ils avaient estimé que j’étais un espèce de malade qui allait foutre le feu à leur précieux courrier —mais je ne crois pas, en matière de boulot j’ai des références plus que solides, ils avaient dû vérifier. Je ne sais pas ce qu’il s’est passé dans sa tête, à Lebrun. Et c’est son problème. 

  Aux dernières nouvelles, le job est toujours à pourvoir —il continue à fonctionner avec des intérims qui restent une semaine ou deux. Si un jour il en a marre, Lebrun, que trop souvent des lettres pour Vierzon arrivent à Vesoul, hé bien, rien ne l’empêche de me recontacter... mais alors le salaire passera de 16oo à 18oo €, sous réserves que je veuille bien quitter le travail que j’aurai trouvé d’ici-là —hé, c’est la loi du marché.

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Le 12 juin, autant vous prévenir, on tombera dans les tréfonds du grave de chez grave. Les aventuriers de l’arche perdue font du ski.

Publié par les diablotintines - Une Fille - Mika - Zal - uusulu