« Mais qu’est-ce que j’ai fait au Bon Dieu ? Qu’est-ce que j’ai fait là ? C’est pas possible, il le fait exprès !! »
Du plus loin qu’il se souvienne, cette belle et grande femme brune qui se lamentait de l’incurie divine était sa mère et le sujet de son altercation avec le Très Haut était sa petite personne qui, une fois de plus avait fait des siennes….
Il n’y avait pourtant pas de quoi fouetter un chat ! C’était devenu une mauvaise manie que de toujours regarder les choses de la vie par le mauvais côté de la lorgnette !
Après tout, il aurait pu être félicité pour la qualité fulgurante de la démonstration précoce de ses talents en mathématiques appliquées, se disait-il.
Inscrit en deuxième année à l‘école primaire des curés du quartier, rue Denis Papin, comme tous ses congénères, il usait et abusait des « avantages » offerts par la coopérative scolaire qui lui permettaient, moyennant finances, de s’approvisionner en gommes, buvards et plumes de sergents-majors.
Seulement, voilà il avait eu la mauvaise idée de constater qu’au bazar-bureau de tabac- papeterie de la place de l’église Toutes-Aides, les mêmes boites de cinquante plumes de sergents-majors, ces boites vert et noires, reconnaissables entre toutes, étaient en vente et que le prix y était indiqué sur une affichette.
Rentré à a maison et à la suite d’un calcul ignorant le principe de la division (qui ne lui avait pas encore été enseigné) il parvint à la certitude absolue et troublante qu’au prix unitaire proposé par la coopérative, la boite aurait dû coûter le double du prix affiché chez la grosse Germaine du bazar déjà évoqué .
Stupeur, enfer et damnation. Comment peut-on prêcher l’amour du prochain, la charité chrétienne, le don de soi, pourquoi s’accoutrer de robes noires et se promener en sandalettes même quand il fait froid, tout cela pour les beaux yeux de Notre Père qui êtes aux cieux, et dans le même temps, voler, oui voler les enfants du Bon Dieu ?
Car enfin, c’était manifestement du vol en bande organisée, du racket, de l’abus de confiance !
Convaincu de la justesse de ses calculs et de ses conclusions, il s’était introduit dans la classe à l’occasion de la coupure du déjeuner et, en l’absence du maître abbé, avait ouvert l’armoire qui trônait à coté du bureau de ce suppôt de Satan, pris une boite entière de cinquante plumes d’acier et répartit ces dernières sur les vingt-quatre bureaux de la classe. Constatant qu’il restait deux plumes non réparties il remit ces dernières dans la boite vide, la rangea dans le placard et sortit dans la cour de récréation rejoindre la partie de ballon quotidienne…..
Autant l’accueil des élèves fut enthousiaste et bruyant, autant celui du Maitre Abbé fut déconcertant. Avec le recul, il semble bien que sa colère grandit quand, une fois l’auteur de ce « larcin » démasqué, ce dernier expliqua devant toute la classe le fruit de ses savants calculs et en exposa, sans doute avec fatuité, les conséquences. L’accusé devenait accusateur…et l’histoire jugerait !!
C’est tiré par l’oreille, qu’accompagné du Maître Abbé, dans un long et douloureux chemin de croix, il fut conduit jusqu’au bureau du Père Directeur où malgré une nouvelle démonstration mathématique imparable et une bonne foi évidente, il fut décidé de convoquer in petto la mère de cet olibrius.
Le fait que sa mère travaillat depuis toujours dans un hôpital où pullulaient des bonnes sœurs infirmières aux poitrines généreuses et confortables, un curé distributeur de lectures et images pieuses et quelques personnalités de la droite locale la plus réactionnaire, tout cet aréopage n’eut que peu d’incidence sur la détermination du Père Directeur. Il fut acté que l’auteur de ce larcin ne pourrait en aucun cas être de nouveau parmi nous à la rentrée prochaine. D’ailleurs l’étiage de sa moyenne en notes de conduite se révélait incompatible avec une future collaboration fructueuse.
Une fois passé l’orage et la pluie de larmes et de reproches maternels, le gamin enfermé dans sa chambre se jeta sur LE dictionnaire de la maison afin d’élucider deux mystères qui, faute d’être rapidement résolus, risquaient de lui pourrir la vie.
Car enfin, est-il acceptable de se voir décerner des « zéros de conduite » alors que dans cette école on essayait de nous apprendre à peu près tout de la vie, sauf à conduire ? Et d’autre part, à quoi peut bien correspondre l’accusation de larcin alors qu‘il ne s‘était agit là que de réparer une injustice ?
L’examen attentif de cette bible du savoir le plongea dans une profonde perplexité:
Larcin : (du latin latrocinium) Petit vol conduit sans effraction et sans violence, produit de ce vol.
Ainsi donc il était devenu un voleur de voleurs, une sorte de Robin des Bois, un Zorro des temps modernes…le choix du vocable choisi par le Père Directeur se révélait plutôt flatteur et que sa mère n’y ait pas été sensible lui paraissait plutôt injuste.
Conduite : Action, manière de conduire, de diriger.
C’est bien ce que je dis, il y a erreur sur la personne, pensa-t-il, on m’accuse à tort, j‘accepte les réprimandes pour les fautes d’orthographe, les erreurs de calcul mais la conduite c’est impossible.
Aussi curieux que cela puisse paraître, ce n’est qu’au collège, en sixième, que la signification du terme conduite lui apparut clairement.
Il faut dire qu’au Loquidy, lycée tenu d’une main ferme par les Frères Quatre Bras, les livrets scolaires qui devaient être signés par les parents, comprenaient pas moins de quatre rubriques :
Politesse,
Propreté,
Exactitude
et Conduite Générale.
Elles s’ajoutaient bien sûr aux notes récoltées dans les matières enseignées, ce qui avait, malgré des performances honorables en ces matières, une fâcheuse tendance à abaisser notablement la moyenne générale.
Avec sa collection de zéros, quatre à la fois, quelques années plus tard, il aurait pu chanter avec Jacques Brel :
« c’est le tango du temps des zéros
J’en avais tant des minces des gros
Qu’j’en fsais des tunnels pour Charlot
Des auréoles pour Saint François ».
Du Loquidy, là aussi, son passage ressemble à une météorite.
Fin avril, convaincu de se cacher dans la chapelle de l’établissement au lieu de rester dans le couloir quand il était mis à la porte d’un cours, et ceci afin d’échapper à la vindicte du Frère Préfet, sa mère fut de nouveau informée par le Frère Directeur que « malheureusement, cet enfant ne restera pas parmi nous l’année prochaine et nous le regretterons car c’est un des meilleurs éléments de notre chorale »….
S’il avait su, le pauvre homme, qu’à l’occasion de son propre enterrement au mois de juin suivant, ce serait justement ce garnement qui entonnerait d’une voix de castra la prière des morts en grégorien « Et lux perpétua », il serait convenu que pour ce jeune révolté, enterrer le Frère Directeur qui avait prévu de le pousser définitivement hors des murs réservés aux enfants de nantis, c’était là l’occasion d’une jouissance absolue et , à ses yeux, la manifestation évidente qu’il y avait quand même une justice sur cette terre..
La lumière qui pénètre la nef de l’église prend les couleurs des vitraux, les mélange et les atténue donnant un air irréel à l’assemblée réunie, les petits devant, les grands derrière, face à eux la chorale dont le lycée est si fier et devant l’autel, le cercueil du Frère Directeur qui ne déciderait plus de l’avenir des autres, ni du sien d‘ailleurs. Difficile de s’imaginer les images qui peuplèrent la tête du gamin pendant l’office, ce qui reste certain , c’est que pour ce long voyage vers l’au-delà, tous ses vœux l’accompagnaient.
Publié par les diablotintines - Une Fille - Mika - Zal - uusulu