Bucolisme (5)

Publié le 19 mai 2009 par Zegatt

Il a claqué dans ses doigts pour réclamer la suivante, et j’ai suivi le mouvement. Pour l’avance qu’il avait, je ne risquais plus de le rattraper.

« Mais, vous avez du génie !

- Et voilà, c’est parti. Tu vas me faire quoi, là ? Me faire chier avec la profondeur de mes textes ?

- Non, mais…

- Y a pas de “mais”. Les littérateurs qui finissent par te faire dire des choses que t’as même pas été foutu de penser, je peux pas blairer ça. Va pas t’aviser de me dresser une stèle à la con pour te pavaner en tutu autour en poussant des incantations. Je suis pas là pour ça. Tu veux qu’on cause bouquins ? Prend les lignes, lis-les, garde-les pour toi. C’est tout. Moi je me branle, toi tu jouis. C’est le processus. Je te lâche pas ça pour que ça sonne juste ; c’est la putain de vérité dans ce qu’elle a de plus élémentaire. Si tu saisis ça, t’as plus rien à comprendre à la littérature. C’est pour ça que tous ces connards qui font de l’explication de pages sont des connards, mais ça, je l’ai déjà dit. Ils veulent comprendre, mais y a rien à comprendre, niet, zéro. Leurs pages à eux, elles sont blanches et elles vont le rester. »

Charles a gratouillé son ventre en froissant sa chemise sur laquelle les bières avaient laissé des souvenirs. Il a sifflé le deuxième tiers de sa bouteille et s’est roulé une nouvelle cigarette en se raclant la gorge. Les plis sous ses yeux finissaient de réduire ses orbites à des lignes droites, ses joues se sont creusées tandis que ses dents apparaissaient, sa mâchoire reluisante d’un reste de bave mal pompé.

Il lui a fallu deux tentatives pour que sa clope finisse par s’embraser et que de la fumée ressorte de sa bouche toujours taillée d’un sourire à la fois monstrueux et chaleureux. Ses épaules flanchaient lentement alors que son coude semblait chercher dans le vide un accoudoir inexistant, et peu à peu son corps s’inclinait vers le sol.

La densité âcre du tabac renvoyait l’odeur plus humide d’alcool et de sueur au second plan. Charly a continué de cracher ses volutes en silence. Sa main faisait des va-et-vient ininterrompus vers ses lèvres, et la cigarette se réduisait à chaque mouvement. Des cendres ont tapissé le zinc, s’éparpillant autour du cendrier qu’il n’arrivait plus à viser correctement.

Charles s’est esclaffé.

« T’en penses quoi du monde ?

- J’en sais rien.

- Ca, t’as foutument raison. Y a rien à en penser. Regarde autour. Ca vaut pas la peine de perdre son temps. Suffit de laisser tourner cette planète, et de savoir quoi retourner soi-même. »

Le juke-box a fini de changer de disque et les premières notes de guitare ont résonné dans le bar. Charly a levé au ciel ses yeux, ou ce qui en restait de discernable.

« Ce truc existait déjà une décennie avant que tu sois expulsé de l’intérieur douillet de ta vieille. T’imagine pas à quel point j’en ai ras la gueule d’entendre toujours cet air-là. Pas foutu de se renouveler, et toujours autant de types pour trouver ça grandiose. C’est ça, le monde. Tu leur files à bouffer ce qu’ils bouffent tous les jours, et personne est assez malin pour trouver ça dégueulasse. »

Charles a fini sa bouteille et il a tangué jusqu’aux pressions. Sa dérive s’est arrêtée quand il a percuté le comptoir. Il a chopé un verre et a appuyé sur la manette en répandant la moitié de la bière à côté. Sa pogne était aussi imbibée que son verre, mais il s’était débrouillé pour le remplir malgré tout. Le tenancier n’a pas bougé ; il se contentait d’avoir les pupilles deux fois plus dilatées, fixant Buko avec une centrale électrique en train de crépiter sous chaque paupière.

Charly s’est retourné, adossé au comptoir. Il a levé son verre en faisant goutter quelques centilitres, et il a bombé le torse pour atténuer sa bidasse.

« Dans la vie faut être nombriliste ! Bouffer, boire et fumer, tant que ça t’empêche pas de baiser ! Et ici je suis entouré d’épicuriens : ils ont tout pigé, hein les gars ? A la vôtre ! »

Dix secondes d’équilibrisme avec son verre, et le vide qui suintait vaguement la mousse entre les deux parois transparentes. Il s’est remis face au zinc, sa trogne s’est affaissée avec le dénivelé de sa mâchoire.

Et le grand Charles de se resservir une rasade, et de la descendre.

« Tu vois, gamin, à ce prix-là, je me dis que ce putain d’enfer, il a un goût de paradis. »