En face de
moi ce soir là, le hasard a mis une petite fille. J'ai demandé à sa maman si elle était d'accord, puis à elle. Elles étaient d'accord toutes les deux, et même mieux, la petite fille m'a gratifiée
d'un très beau sourire aux dents manquantes, ce sourire de transition où la bouche s'approprie de nouvelles dents, dans le même temps qu'elles s'approprie les mots d'une pensée personnelle.
Elle a présenté ses mains paumes ouvertes : exactement comme toutes les personnes qui travaillent de leurs mains, qui travaillent
le monde avec leurs mains. Je me suis dit que c'était un beau début. Seulement voilà, leur station est arrivée, et elles ont du descendre avant qu'elle ait eu le temps de me dire quelque
chose.
C'est peut-être la seule occasion où cela ne sera pas dommage, car pour elle, il y a cette différence énorme qui existe, entre l'expression courante "je n'ai pas eu le temps", et
l'expression qu'elle peut, elle, employer, qui change à peine, mais qui change tout : "je n'ai pas encore eu le temps".
Les dents d'adulte dans la bouche n'ont pas encore eu le temps de pousser, les mots pour parler de soi n'ont
pas encore eu le temps d'être dits, qu'importe, tout le temps est devant.
(je me souviens de ce cinéphile qui, quand j'avouais mon ignorance de tel ou tel film, répondait toujours : vous ne l'avez pas encore vu? Vous avez de la chance!)