Le fait que pour éviter qu’il ne fréquente les gosses du quartier populaire où il habitait, sa mère, qui travaillait de longues journées à l‘hôpital, l’enfermait à triple tours dans l’appartement exigu qu’ils partageaient, dut jouer un rôle certain dans sa soif d’espace et de liberté.
Alors, scotché à sa fenêtre, du haut de son cinquième étage, il passait des heures à regarder dans la rue les autres disputer leurs courses de mobylettes, jouer aux cow-boys et aux indiens. Vivre quoi !
Nantais comme le petit Jules Vernes qui regardait, du haut de la Butte Sainte Anne, la Loire et ses bateaux chargés de mystères, filant toutes voiles dehors vers des mers lointaines, le gamin, pour qui la collection Hetzel parue sous le titre accrocheur de « Voyages extraordinaires » n‘avait plus de secret, s’évadait dans ses lectures et leurs donnait de la consistance à l’aide d’un gros Atlas mondial illustré de photos.
Parmi ces photos, il en est une qui lui offrit des journées entières de rêveries où se mélangeaient les Raisins de la colère de Steinbeck, la prison d’Alcatraz, China Town et sur le tard Kerouac : celle du Golden Bridge !
C’était devenu une idée fixe, incontournable, en classe ou allongé sur son lit, cette photo l’obsédait, les deux piliers de ce pont suspendu lui tendaient les bras, comme un défit amoureux, une porte ouverte sur l’interdit, l’autre coté du miroir. C’est là bas, sur ce pont, entre ciel et Pacifique que sa vraie vie commencerait pour de bon.
Un jour où exceptionnellement sa mère ne le boucla pas car il devait aller chez le dentiste, il décida que le moment était venu de prendre son envol. Dans le garage à vélo d’un terrain de foot à proximité, il « emprunta » une mobylette après avoir vérifié que le réservoir était plein et prit la route de Saint Nazaire vers trois heures de l’après-midi. Malgré le vent qui fouettait son visage quand les camions le dépassaient , il était transporté d’allégresse : « A nous deux l’Amérique », même Eugène de Rastignac devenait ringard, ce n‘était plus à Paris qu‘il fallait se mesurer, mais à la côte Ouest des Etats-Unis !
En fin d’après-midi, il arriva à destination, à cette époque la ville de Saint Nazaire accueillait une base de l’armée américaine et son port connaissait de nombreux mouvements de navires traversant l’Atlantique. Les quais en étaient hélas inaccessibles, gardés par des MP si vigilants et soupçonneux qu’il dû se faire une raison. Non, décidemment, impossible de se faufiler discrètement et trouver refuge dans une cambuse oubliée ou, comme il l’avait imaginé sur la route, dans un bateau de sauvetage.
Abandonnant sa première idée, il se dirigea plus au nord, vers Sainte Marie ou Sainte Marguerite, petite station balnéaire où Jacques Tati avait tourné « les vacances de Monsieur Hulot » et sous la lune montante, au pied de l’Hôtel de la Plage, il passa la nuit entière dévorant des yeux un radeau fait de vieux bidons attachés et maintenus par un plancher de gros bois qui servait là de plongeoir….
Il faudrait lui ajouter un mât et une voile, une pièce de bois comme gouvernail, remplir d’eau douce un des bidons et récupérer sur les carrelets de pêcheurs du fil et des hameçons. Et ça devrait suffire car il s’agit pas de traverser l’océan mais d’aller suffisamment loin sur la route des bateaux reliant l’Amérique pour être récupéré comme naufragé . Après, il sera toujours temps d’aviser.
Au petit matin, transis et plein de courbatures, la bouche pleine de sable, le rêve s’était évanoui. Affamé, il constata que la mobylette contenait tout juste assez d’essence pour regagner la gare de Saint Nazaire et rentrer à Nantes.
Après s’être assuré que le nom et l’adresse du propriétaire de la mobylette étaient bien gravés sur le guidon ….c’est en Micheline de la SNCF qu’il inaugura sa vocation de passager clandestin !Publié par les diablotintines - Une Fille - Mika - Zal - uusulu